Les Misérables - Tome I : Fantine
-
Le désœuvrement de M. Bamatabois

Victor Hugo

Le désœuvrement de M. Bamatabois

Il y a dans toutes les petites villes, et il y avait à Montreuil-sur-Mer en particulier, une classe de jeunes gens qui grignotent quinze cents livres de rente en province du même air dont leurs pareils dévorent à Paris deux cent mille francs par an. Ce sont des êtres de la grande espèce neutre ; hongres, parasites, nuls, qui ont un peu de terre, un peu de sottise et un peu d’esprit, qui seraient des rustres dans un salon et se croient des gentilshommes au cabaret, qui disent : mes prés, mes bois, mes paysans, sifflent les actrices du théâtre pour prouver que ce sont des gens de goût, querellent les officiers de la garnison pour montrer qu’ils sont gens de guerre, chassent, fument, bâillent, boivent, sentent le tabac, jouent au billard, regardent les voyageurs descendre de diligence, vivent au café, dînent à l’auberge, ont un chien qui mange les os sous la table et une maîtresse qui pose les plats dessus, tiennent à un sou, exagèrent les modes, admirent la tragédie, méprisent les femmes, usent leurs vieilles bottes, copient Londres à travers Paris et Paris à travers Pont-à-Mousson, vieillissent hébétés, ne travaillent pas, ne servent à rien, et ne nuisent pas à grand’chose.

M. Félix Tholomyès, resté dans sa province et n’ayant jamais vu Paris, serait un de ces hommes-là.

S’ils étaient plus riches, on dirait : ce sont des élégants ; s’ils étaient plus pauvres, on dirait : ce sont des fainéants. Ce sont tout simplement des désœuvrés. Parmi ces désœuvrés, il y a des ennuyeux, des ennuyés, des rêvasseurs et quelques drôles.

Dans ce temps-là, un élégant se composait d’un grand col, d’une grande cravate, d’une montre à breloques, de trois gilets superposés de couleur différentes, le bleu et le rouge en dedans, d’un habit couleur olive à taille courte, à queue de morue, à double rangée de boutons d’argent serrés les uns contre les autres et montant jusque sur l’épaule, et d’un pantalon olive plus clair, orné sur les deux coulures d’un nombre de côtes indéterminé, mais toujours impair, variant de une à onze, limite qui n’était jamais franchie. Ajoutez à cela des souliers-bottes avec de petits fers au talon, un chapeau à haute forme et à bords étroits, des cheveux en touffe, une énorme canne, et une conversation rehaussée des calembours de Potier. Sur le tout des éperons et des moustaches. À cette époque, des moustaches voulaient dire bourgeois et des éperons voulaient dire piéton.

L’élégant de province portait les éperons plus longs et les moustaches plus farouches.

C’était le temps de la lutte des républiques de l’Amérique méridionale contre le roi d’Espagne, de Bolivar contre Morillo. Les chapeaux à petits bords étaient royalistes et se nommaient des morillos ; les libéraux portaient des chapeaux à larges bords qui s’appelaient des bolivars.

Huit ou dix mois donc après ce qui a été raconté dans les pages précédentes, vers les premiers jours de janvier 1823, un soir qu’il avait neigé, un de ces élégants, un de ces désœuvrés, un « bien pensant », car il avait un morillo, de plus chaudement enveloppé d’un de ces grands manteaux qui complétaient dans les temps froids le costume à la mode, se divertissait à harceler une créature qui rôdait en robe de bal et toute décolletée avec des fleurs sur la tête devant la vitre du café des officiers. Cet élégant fumait, car c’était décidément la mode.

Chaque fois que cette femme passait devant lui, il lui jetait, avec une bouffée de la fumée de son cigare, quelque apostrophe qu’il croyait spirituelle et gaie, comme : — Que tu es laide ! — Veux-tu te cacher ! — Tu n’as pas de dents ! etc., etc. — Ce monsieur s’appelait monsieur Bamatabois. La femme, triste spectre paré qui allait et venait sur la neige, ne lui répondait pas, ne le regardait même pas, et n’en accomplissait pas moins en silence et avec une régularité sombre sa promenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq minutes sous le sarcasme, comme le soldat condamné qui revient sous les verges. Ce peu d’effet piqua sans doute l’oisif qui, profitant d’un moment où elle se retournait, s’avança derrière elle à pas de loup et en étouffant son rire, se baissa, prit sur le pavé une poignée de neige et la lui plongea brusquement dans le dos entre ses deux épaules nues. La fille poussa un rugissement, se tourna, bondit comme une panthère, et se rua sur l’homme, lui enfonçant ses ongles dans le visage, avec les plus effroyables paroles qui puissent tomber du corps de garde dans le ruisseau. Ces injures, vomies d’une voix enrouée par l’eau-de-vie, sortaient hideusement d’une bouche à laquelle manquaient en effet les deux dents de devant. C’était la Fantine.

Au bruit que cela fit, les officiers sortirent en foule du café, les passants s’amassèrent, et il se forma un grand cercle riant, huant et applaudissant, autour de ce tourbillon composé de deux êtres où l’on avait peine à reconnaître un homme et une femme, l’homme se débattant, son chapeau à terre, la femme frappant des pieds et des poings, décoiffée, hurlant, sans dents et sans cheveux, livide de colère, horrible.

Tout à coup un homme de haute taille sortit vivement de la foule, saisit la femme à son corsage de satin couvert de boue, et lui dit : — Suis moi !

La femme leva la tête ; sa voix furieuse s’éteignit subitement. Ses yeux étaient vitreux, de livide elle était devenue pâle, et elle tremblait d’un tremblement de terreur. Elle avait reconnu Javert.

L’élégant avait profité de l’incident pour s’esquiver.


Le désœuvrement de M. Bamatabois
Monsieur Myriel
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
À bon évêque dur évêché
Les œuvres semblables aux paroles
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
Cravatte
Philosophie après boire
Le frère raconté par la sœur
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
Une restriction
Solitude de monseigneur Bienvenu
Ce qu’il croyait
Ce qu’il pensait
Le soir d’un jour de marche
La prudence conseillée à la sagesse
Héroïsme de l’obéissance passive
Détails sur les fromageries de Pontarlier
Tranquillité
Jean Valjean
Le dedans du désespoir
L’onde et l’ombre
Nouveaux griefs
L’homme réveillé
Ce qu’il fait
L’évêque travaille
Petit-Gervais
L'année 1817
Double quatuor
Quatre à quatre
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
Chez Bombarda
Chapitre où l'on s’adore
Sagesse de Tholomyès
Mort d’un cheval
Fin joyeuse de la joie
Une mère qui en rencontre une autre
Première esquisse de deux figures louches
L’Alouette
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
Madeleine
Sommes déposées chez Laffitte
M. Madeleine en deuil
Vagues éclairs à l’horizon
Le père Fauchelevent
Fauchelevent devient jardinier à Paris
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
Succès de Madame Victurnien
Suite du succès
Christus nos liberavit
Le désœuvrement de M. Bamatabois
Solution de quelques questions de police municipale
Commencement du repos
Comment Jean peut devenir Champ
La soeur Simplice
Perspicacité de maître Scaufflaire
Une tempête sous un crâne
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
Bâtons dans les roues
La sœur Simplice mise à l’épreuve
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
Entrée de faveur
Un lieu où des convictions sont en train de se former
Le système de dénégations
Champmathieu de plus en plus étonné
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
Fantine heureuse
Javert content
L’autorité reprend ses droits
Tombeau convenable

Autres textes de Victor Hugo

Notre-Dame de Paris

L'œuvre "Notre-Dame de Paris" de Victor Hugo, publiée en 1831, est un roman qui se déroule à Paris au XVe siècle, centré autour de la célèbre cathédrale du même nom....

Le Dernier Jour d’un Condamné

"Le Dernier Jour d'un Condamné" de Victor Hugo est un récit poignant et intense qui plongent le lecteur dans l'esprit d'un homme condamné à mort, le héros anonyme, alors qu'il...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025