LX
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir


Il était près de huit heures du soir quand la carriole que nous avons laissée en route entra sous la porte cochère de l’hôtel de la Poste à Arras. L’homme que nous avons suivi jusqu’à ce moment en descendit, répondit d’un air distrait aux empressements des gens de l’auberge, renvoya le cheval de renfort, et conduisit lui-même le petit cheval blanc à l’écurie ; puis il poussa la porte d’une salle de billard qui était au rez-de-chaussée, s’y assit, et s’accouda sur une table. Il avait mis quatorze heures à ce trajet qu’il comptait faire en six. Il se rendait la justice que ce n’était pas sa faute ; mais au fond il n’en était pas fâché.

La maîtresse de l’hôtel entra.

— Monsieur couche-t-il ? monsieur soupe-t-il ?

Il fit un signe de tête négatif.

— Le garçon d’écurie dit que le cheval de monsieur est bien fatigué !

Ici il rompit le silence.

— Est-ce que le cheval ne pourra pas repartir demain matin ?

— Oh ! monsieur ! il lui faut au moins deux jours de repos.

Il demanda :

— N’est-ce pas ici le bureau de poste ?

— Oui, monsieur.

L’hôtesse le mena à ce bureau ; il montra son passeport et s’informa s’il y avait moyen de revenir cette nuit même à Montreuil-sur-mer par la malle ; la place à côté du courrier était justement vacante ; il la retint et la paya. — Monsieur, dit le buraliste, ne manquez pas d’être ici pour partir à une heure précise du matin.

Cela fait, il sortit de l’hôtel et se mit à marcher dans la ville.

Il ne connaissait pas Arras, les rues étaient obscures, et il allait au hasard. Cependant il semblait s’obstiner à ne pas demander son chemin aux passants. Il traversa la petite rivière Crinchon et se trouva dans un dédale de ruelles étroites où il se perdit. Un bourgeois cheminait avec un falot. Après quelque hésitation, il prit le parti de s’adresser à ce bourgeois, non sans avoir d’abord regardé devant et derrière lui, comme s’il craignait que quelqu’un n’entendît la question qu’il allait faire.

— Monsieur, dit-il, le palais de justice, s’il vous plaît ?

— Vous n’êtes pas de la ville, monsieur ? répondit le bourgeois qui était un assez vieux homme, eh bien, suivez-moi. Je vais précisément du côté du palais de justice, c’est-à-dire du côté de l’hôtel de la préfecture. Car on répare en ce moment le palais, et provisoirement les tribunaux ont leurs audiences à la préfecture.

— Est-ce là, demanda-t-il, qu’on tient les assises ?

— Sans doute, monsieur. Voyez-vous, ce qui est la préfecture aujourd’hui était l’évêché avant la révolution. Monsieur de Conzié, qui était évêque en quatre-vingt-deux, y a fait bâtir une grande salle. C’est dans cette grande salle qu’on juge.

Chemin faisant, le bourgeois lui dit :

— Si c’est un procès que monsieur veut voir, il est un peu tard. Ordinairement les séances finissent à six heures.

Cependant, comme ils arrivaient sur la grande place, le bourgeois lui montra quatre longues fenêtres éclairées sur la façade d’un vaste bâtiment ténébreux.

— Ma foi, monsieur, vous arrivez à temps, vous avez du bonheur. Voyez-vous ces quatre fenêtres ? c’est la cour d’assises. Il y a de la lumière. Donc ce n’est pas fini. L’affaire aura traîné en longueur et on fait une audience du soir. Vous vous intéressez à cette affaire ? Est-ce que c’est un procès criminel ? Est-ce que vous êtes témoin ?

Il répondit :

— Je ne viens pour aucune affaire, j’ai seulement à parler à un avocat.

— C’est différent, dit le bourgeois. Tenez, monsieur, voici la porte. Où est le factionnaire. Vous n’aurez qu’à monter le grand escalier.

Il se conforma aux indications du bourgeois, et, quelques minutes après, il était dans une salle où il y avait beaucoup de monde et où des groupes mêlés d’avocats en robe chuchotaient çà et là.

C’est toujours une chose qui serre le cœur de voir ces attroupements d’hommes vêtus de noir qui murmurent entre eux à voix basse sur le seuil des chambres de justice. Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations faites d’avance. Tous ces groupes semblent à l’observateur qui passe et qui rêve autant de ruches sombres où des esprits bourdonnants construisent en commun toutes sortes d’édifices ténébreux.

Cette salle, spacieuse et éclairée d’une seule lampe, était une ancienne salle de l’évêché et servait de salle des pas perdus. Une porte à deux battants, fermée en ce moment, la séparait de la grande chambre où siégeait la cour d’assises.

L’obscurité était telle qu’il ne craignit pas de s’adresser au premier avocat qu’il rencontra.

— Monsieur, dit-il, où en est-on ?

— C’est fini, dit l’avocat.

— Fini !

Ce mot fut répété d’un tel accent que l’avocat se retourna.

— Pardon, monsieur, vous êtes peut-être un parent ?

— Non, Je ne connais personne ici. Et y a-t-il eu condamnation ?

— Sans doute. Cela n’était guère possible autrement.

— Aux travaux forcés ?…

— À perpétuité.

Il reprit d’une voix tellement faible qu’on l’entendait à peine :

— L’identité a donc été constatée ?

— Quelle identité ? répondit l’avocat. Il n’y avait pas d’identité à constater. L’affaire était simple. Cette femme avait tué son enfant, l’infanticide a été prouvé, le jury a écarté la préméditation, on l’a condamnée à vie.

— C’est donc une femme ? dit-il.

— Mais sûrement. La fille Limosin. De quoi me parlez-vous donc ?

— De rien. Mais puisque c’est fini, comment se fait-il que la salle soit encore éclairée ?

— C’est pour l’autre affaire qu’on a commencée il y a à peu près deux heures.

— Quelle autre affaire ?

— Oh ! celle-là est claire aussi. C’est une espèce de gueux, un récidiviste, un galérien, qui a volé. Je ne sais plus trop son nom. En voilà un qui vous a une mine de bandit. Rien que pour avoir cette figure-là, je l’enverrais aux galères.

— Monsieur, demanda-t-il, y a-t-il moyen de pénétrer dans la salle ?

— Je ne crois vraiment pas. Il y a beaucoup de foule. Cependant l’audience est suspendue. Il y a des gens qui sont sortis, et, à la reprise de l’audience, vous pourrez essayer.

— Par où entre-t-on ?

— Par cette grande porte.

L’avocat le quitta. En quelques instants, il avait éprouvé, presque en même temps, presque mêlées, toutes les émotions possibles. Les paroles de cet indifférent lui avaient tour à tour traversé le cœur comme des aiguilles de glace et comme des lames de feu. Quand il vit que rien n’était terminé, il respira ; mais il n’eût pu dire si ce qu’il ressentait était du contentement ou de la douleur.

Il s’approcha de plusieurs groupes et il écouta ce qu’on disait. Le rôle de la session étant très chargé, le président avait indiqué pour ce même jour deux affaires simples et courtes. On avait commencé par l’infanticide, et maintenant on en était au forçat, au récidiviste, au « cheval de retour ». Cet homme avait volé des pommes, mais cela ne paraissait pas bien prouvé ; ce qui était prouvé, c’est qu’il avait été déjà aux galères à Toulon. C’est ce qui faisait son affaire mauvaise. Du reste, l’interrogatoire de l’homme était terminé et les dépositions des témoins ; mais il y avait encore les plaidoiries de l’avocat et le réquisitoire du ministère public ; cela ne devait guère finir avant minuit. L’homme serait probablement condamné ; l’avocat général était très bon, — et ne manquait pas ses accusés ; — c’était un garçon d’esprit qui faisait des vers.

Un huissier se tenait debout près de la porte qui communiquait avec la salle des assises. Il demanda à cet huissier :

— Monsieur, la porte va-t-elle bientôt s’ouvrir ?

— Elle ne s’ouvrira pas, dit l’huissier.

— Comment ! on ne l’ouvrira pas à la reprise de l’audience ? est-ce que l’audience n’est pas suspendue ?

— L’audience vient d’être reprise, répondit l’huissier, mais la porte ne se rouvrira pas.

— Pourquoi ?

— Parce que la salle est pleine.

— Quoi ! il n’y a plus une place ?

— Plus une seule. La porte est fermée. Personne ne peut plus entrer.

L’huissier ajouta après un silence : — Il y a bien encore deux ou trois places derrière monsieur le président, mais monsieur le président n’y admet que les fonctionnaires publics.

Cela dit, l’huissier lui tourna le dos.

Il se retira la tête baissée, traversa l’antichambre et redescendit l’escalier lentement, comme hésitant à chaque marche. Il est probable qu’il tenait conseil avec lui-même. Le violent combat qui se livrait en lui depuis la veille n’était pas fini ; et, à chaque instant, il en traversait quelque nouvelle péripétie. Arrivé sur le palier de l’escalier, il s’adossa à la rampe et croisa les bras. Tout à coup il ouvrit sa redingote, prit son portefeuille, en tira un crayon, déchira une feuille, et écrivit rapidement sur cette feuille à la lueur du réverbère cette ligne : — M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer. Puis il remonta l’escalier à grands pas, fendit la foule, marcha droit à l’huissier, lui remit le papier, et lui dit avec autorité : — Portez ceci à monsieur le président.

L’huissier prit le papier, y jeta un coup d’œil et obéit.

I
Monsieur Myriel
II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
III
À bon évêque dur évêché
IV
Les œuvres semblables aux paroles
V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
VI
Cravatte
VII
Philosophie après boire
VIII
Le frère raconté par la sœur
IX
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
X
Une restriction
XI
Solitude de monseigneur Bienvenu
XII
Ce qu’il croyait
XIII
Ce qu’il pensait
XIV
Le soir d’un jour de marche
XV
La prudence conseillée à la sagesse
XVI
Héroïsme de l’obéissance passive
XVII
Détails sur les fromageries de Pontarlier
XVIII
Tranquillité
XIX
Jean Valjean
XX
Le dedans du désespoir
XXI
L’onde et l’ombre
XXII
Nouveaux griefs
XXIII
L’homme réveillé
XXIV
Ce qu’il fait
XXV
L’évêque travaille
XXVI
Petit-Gervais
XXVII
L'année 1817
XXVIII
Double quatuor
XXIX
Quatre à quatre
XXX
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
XXXI
Chez Bombarda
XXXII
Chapitre où l'on s’adore
XXXIII
Sagesse de Tholomyès
XXXIV
Mort d’un cheval
XXXV
Fin joyeuse de la joie
XXXVI
Une mère qui en rencontre une autre
XXXVII
Première esquisse de deux figures louches
XXXVIII
L’Alouette
XXXIX
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
XL
Madeleine
XLI
Sommes déposées chez Laffitte
XLII
M. Madeleine en deuil
XLIII
Vagues éclairs à l’horizon
XLIV
Le père Fauchelevent
XLV
Fauchelevent devient jardinier à Paris
XLVI
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
XLVII
Succès de Madame Victurnien
XLVIII
Suite du succès
XLIX
Christus nos liberavit
L
Le désœuvrement de M. Bamatabois
LI
Solution de quelques questions de police municipale
LII
Commencement du repos
LIII
Comment Jean peut devenir Champ
LIV
La soeur Simplice
LV
Perspicacité de maître Scaufflaire
LVI
Une tempête sous un crâne
LVII
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
LVIII
Bâtons dans les roues
LIX
La sœur Simplice mise à l’épreuve
LX
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
LXI
Entrée de faveur
LXII
Un lieu où des convictions sont en train de se former
LXIII
Le système de dénégations
LXIV
Champmathieu de plus en plus étonné
LXV
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
LXVI
Fantine heureuse
LXVII
Javert content
LXVIII
L’autorité reprend ses droits
LXIX
Tombeau convenable

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