LXVIII
L’autorité reprend ses droits


La Fantine n’avait point vu Javert depuis le jour où M. le maire l’avait arrachée à cet homme. Son cerveau malade ne se rendit compte de rien, seulement elle ne douta pas qu’il ne revînt la chercher. Elle ne put supporter cette figure affreuse, elle se sentit expirer, elle cacha son visage de ses deux mains et cria avec angoisse :

— Monsieur Madeleine, sauvez-moi !

Jean Valjean — nous ne le nommerons plus désormais autrement — s’était levé. Il dit à Fantine de sa voix la plus douce et la plus calme :

— Soyez tranquille, Ce n’est pas pour vous qu’il vient.

Puis il s’adressa à Javert et lui dit :

— Je sais ce que vous voulez.

Javert répondit :

— Allons, vite !

Il y eut dans l’inflexion qui accompagna ces deux mots je ne sais quoi de fauve et de frénétique. Javert ne dit pas : Allons, vite ! il dit : Allonouaite ! Aucune orthographe ne pourrait rendre l’accent dont cela fut prononcé ; ce n’était plus une parole humaine, c’était un rugissement.

Il ne fit point comme d’habitude ; il n’entra point en matière ; il n’exhiba point de mandat d’amener. Pour lui, Jean Valjean était une sorte de combattant mystérieux et insaisissable, un lutteur ténébreux qu’il étreignait depuis cinq ans sans pouvoir le renverser. Cette arrestation n’était pas un commencement, mais une fin. Il se borna à dire : Allons, vite !

En parlant ainsi, il ne fit point un pas ; il lança sur Jean Valjean ce regard qu’il jetait comme un crampon, et avec lequel il avait coutume de tirer violemment les misérables à lui.

C’était ce regard que la Fantine avait senti pénétrer jusque dans la moelle de ses os, deux mois auparavant.

Au cri de Javert, Fantine avait rouvert les yeux. Mais M. le maire était là. Que pouvait-elle craindre ?

Javert avança au milieu de la chambre et cria :

— Ah çà ! viendras-tu ?
La malheureuse regarda autour d’elle. Il n’y avait personne que la religieuse et monsieur le maire. À qui pouvait s’adresser ce tutoiement abject ? À elle seulement. Elle frissonna.

Alors elle vit une chose inouïe, tellement inouïe que jamais rien de pareil ne lui était apparu dans les plus noirs délires de la fièvre.

Elle vit le mouchard Javert saisir au collet monsieur le maire ; elle vit monsieur le maire courber la tête. Il lui sembla que le monde s’évanouissait.

Javert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet.

— Monsieur le maire ! cria Fantine.

Javert éclata de rire, de cet affreux rire qui lui déchaussait toutes les dents.

— Il n’y a plus de monsieur le maire ici !

Jean Valjean n’essaya pas de déranger la main qui tenait le col de sa redingote. Il dit :

— Javert…

Javert l’interrompit : — Appelle-moi monsieur l’inspecteur.

— Monsieur, reprit Jean Valjean, je voudrais vous dire un mot en particulier.

— Tout haut ! parle tout haut ! répondit Javert ; on me parle tout haut à moi !

Jean Valjean continua en baissant la voix :

— C’est une prière que j’ai à vous faire…

— Je te dis de parler tout haut.

— Mais cela ne doit être entendu que de vous seul…

— Qu’est-ce que cela me fait ? je n’écoute pas !
Jean Valjean se tourna vers lui et lui dit rapidement et très bas :

— Accordez-moi trois jours ! trois jours pour aller chercher l’enfant de cette malheureuse femme. Je payerai ce qu’il faudra. Vous m’accompagnerez si vous voulez.

— Tu veux rire ! cria Javert. Ah çà ! je ne te croyais pas bête ! Tu me demandes trois jours pour t’en aller ! Tu dis que c’est pour aller chercher l’enfant de cette fille ! Ah ! ah ! c’est bon ! voilà qui est bon !

Fantine eut un tremblement.

— Mon enfant ! s’écria-t-elle, aller chercher mon enfant ! Elle n’est donc pas ici ! Ma sœur, répondez-moi ; où est Cosette ? Je veux mon enfant ! Monsieur Madeleine ! monsieur le maire !

Javert frappa du pied.

— Voilà l’autre, à présent ! Te tairas-tu, drôlesse ! Gredin de pays où les galériens sont magistrats et où les filles publiques sont soignées comme des comtesses ! Ah mais ! tout ça va changer ; il était temps !

Il regarda fixement Fantine et ajouta en reprenant à poignée la cravate, la chemise et le collet de Jean Valjean :

— Je te dis qu’il n’y a point de monsieur Madeleine et qu’il n’y a point de monsieur le maire. Il y a un voleur, il y a un brigand, il y a un forçat appelé Jean Valjean ! c’est lui que je tiens ! voilà ce qu’il y a !

Fantine se dressa en sursaut, appuyée sur ses bras roides et sur ses deux mains, elle regarda Jean Valjean, elle regarda Javert, elle regarda la religieuse, elle ouvrit la bouche comme pour parler, un râle sortit du fond de sa gorge, ses dents claquèrent, elle étendit les bras avec angoisse, ouvrant convulsivement les mains, et cherchant autour d’elle comme quelqu’un qui se noie, puis elle s’affaissa subitement sur l’oreiller. Sa tête heurta le chevet du lit et vint retomber sur sa poitrine, la bouche béante, les yeux ouverts et éteints.

Elle était morte.

Jean Valjean posa sa main sur la main de Javert qui le tenait, et l’ouvrit comme il eût ouvert la main d’un enfant, puis il dit à Javert :

— Vous avez tué cette femme.

— Finirons-nous ! cria Javert furieux. Je ne suis pas ici pour entendre des raisons. Économisons tout ça. La garde est en bas. Marchons tout de suite, ou les poucettes !

Il y avait dans un coin de la chambre un vieux lit en fer en assez mauvais état qui servait de lit de camp aux sœurs quand elles veillaient, Jean Valjean alla à ce lit, disloqua en un clin d’œil le chevet déjà fort délabré, chose facile à des muscles comme les siens, saisit à poigne-main la maîtresse-tringle, et considéra Javert. Javert recula vers la porte.

Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha lentement vers le lit de Fantine. Quand il y fut parvenu, il se retourna, et dit à Javert d’une voix qu’on entendait à peine :

— Je ne vous conseille pas de me déranger en ce moment.

Ce qui est certain, c’est que Javert tremblait.

Il eut l’idée d’aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait profiter de cette minute pour s’évader. Il resta donc, saisit sa canne par le petit bout, et s’adossa au chambranle de la porte sans quitter du regard Jean Valjean.

Jean Valjean posa son coude sur la pomme du chevet du lit et son front sur sa main, et se mit à contempler Fantine immobile et étendue. Il demeura ainsi, absorbé, muet, et ne songeant évidemment plus à aucune chose de cette vie. Il n’y avait plus rien sur son visage et dans son attitude qu’une inexprimable pitié. Après quelques instants de cette rêverie, il se pencha vers Fantine et lui parla à voix basse.

Que lui dit-il ? Que pouvait dire cet homme qui était réprouvé, à cette femme qui était morte ? Qu’était-ce que ces paroles ? Personne sur la terre ne les a entendues. La morte les entendit-elle ? Il y a des illusions touchantes qui sont peut-être des réalités sublimes. Ce qui est hors de doute, c’est que la sœur Simplice, unique témoin de la chose qui se passait, a souvent raconté qu’au moment où Jean Valjean parla à l’oreille de Fantine, elle vit distinctement poindre un ineffable sourire sur ces lèvres pâles et dans ces prunelles vagues, pleines de l’étonnement du tombeau.

Jean Valjean prit dans ses deux mains la tête de Fantine et l’arrangea sur l’oreiller comme une mère eût fait pour son enfant, il lui rattacha le cordon de sa chemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela fait, il lui ferma les yeux.

La face de Fantine en cet instant semblait étrangement éclairée.

La mort, c’est l’entrée dans la grande lueur. La main de Fantine pendait hors du lit. Jean Valjean s’agenouilla devant cette main, la souleva doucement et la baisa.

Puis il se redressa, et, se tournant vers Javert :

— Maintenant, dit-il, je suis à vous.

I
Monsieur Myriel
II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
III
À bon évêque dur évêché
IV
Les œuvres semblables aux paroles
V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
VI
Cravatte
VII
Philosophie après boire
VIII
Le frère raconté par la sœur
IX
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
X
Une restriction
XI
Solitude de monseigneur Bienvenu
XII
Ce qu’il croyait
XIII
Ce qu’il pensait
XIV
Le soir d’un jour de marche
XV
La prudence conseillée à la sagesse
XVI
Héroïsme de l’obéissance passive
XVII
Détails sur les fromageries de Pontarlier
XVIII
Tranquillité
XIX
Jean Valjean
XX
Le dedans du désespoir
XXI
L’onde et l’ombre
XXII
Nouveaux griefs
XXIII
L’homme réveillé
XXIV
Ce qu’il fait
XXV
L’évêque travaille
XXVI
Petit-Gervais
XXVII
L'année 1817
XXVIII
Double quatuor
XXIX
Quatre à quatre
XXX
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
XXXI
Chez Bombarda
XXXII
Chapitre où l'on s’adore
XXXIII
Sagesse de Tholomyès
XXXIV
Mort d’un cheval
XXXV
Fin joyeuse de la joie
XXXVI
Une mère qui en rencontre une autre
XXXVII
Première esquisse de deux figures louches
XXXVIII
L’Alouette
XXXIX
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
XL
Madeleine
XLI
Sommes déposées chez Laffitte
XLII
M. Madeleine en deuil
XLIII
Vagues éclairs à l’horizon
XLIV
Le père Fauchelevent
XLV
Fauchelevent devient jardinier à Paris
XLVI
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
XLVII
Succès de Madame Victurnien
XLVIII
Suite du succès
XLIX
Christus nos liberavit
L
Le désœuvrement de M. Bamatabois
LI
Solution de quelques questions de police municipale
LII
Commencement du repos
LIII
Comment Jean peut devenir Champ
LIV
La soeur Simplice
LV
Perspicacité de maître Scaufflaire
LVI
Une tempête sous un crâne
LVII
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
LVIII
Bâtons dans les roues
LIX
La sœur Simplice mise à l’épreuve
LX
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
LXI
Entrée de faveur
LXII
Un lieu où des convictions sont en train de se former
LXIII
Le système de dénégations
LXIV
Champmathieu de plus en plus étonné
LXV
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
LXVI
Fantine heureuse
LXVII
Javert content
LXVIII
L’autorité reprend ses droits
LXIX
Tombeau convenable

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