XI
Solitude de monseigneur Bienvenu


Il y a presque toujours autour d’un évêque une escouade de petits abbés comme autour d’un général une volée de jeunes officiers. C’est là ce que ce charmant saint François de Sales appelle quelque part « les prêtres blancs-becs ». Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux arrivés. Pas une puissance qui n’ait son entourage. Pas une fortune qui n’ait sa cour. Les chercheurs d’avenir tourbillonnent autour du présent splendide. Toute métropole a son état-major. Tout évêque un peu influent a près de lui sa patrouille de chérubins séminaristes, qui fait la ronde et maintient le bon ordre dans le palais épiscopal, et qui monte la garde autour du sourire de monseigneur. Agréer à un évêque, c’est le pied à l’étrier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son chemin ; l’apostolat ne dédaigne pas le canonicat.

De même qu’il y a ailleurs les gros bonnets, il y a dans l’église les grosses mitres. Ce sont les évêques bien en cour, riches, rentés, habiles, acceptés du monde, sachant prier sans doute, mais sachant aussi solliciter, peu scrupuleux de faire faire antichambre en personne à tout un diocèse, traits d’union entre la sacristie et la diplomatie, plutôt abbés que prêtres, plutôt prélats qu’évêques. Heureux qui les approche ! Gens en crédit qu’ils sont, ils font pleuvoir autour d’eux, sur les empressés et les favorisés, et sur toute cette jeunesse qui sait plaire, les grasses paroisses, les prébendes, les archidiaconats, les aumôneries et les fonctions cathédrales, en attendant les dignités épiscopales. En avançant eux-mêmes, ils font progresser leurs satellites ; c’est tout un système solaire en marche. Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospérité s’émiette sur la cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocèse au patron, plus grosse cure au favori. Et puis Rome est là. Un évêque qui sait devenir archevêque, un archevêque qui sait devenir cardinal, vous emmène comme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous avez le pallium, vous voilà auditeur, vous voilà camérier, vous voilà monsignor, et de la Grandeur à l’Éminence il n’y a qu’un pas, et entre l’Éminence et la Sainteté il n’y a que la fumée d’un scrutin. Toute calotte peut rêver la tiare. Le prêtre est de nos jours le seul homme qui puisse régulièrement devenir roi ; et quel roi ! le roi suprême. Aussi quelle pépinière d’aspirations qu’un séminaire ! Que d’enfants de chœur rougissants, que de jeunes abbés ont sur la tête le pot au lait de Perrette ! Comme l’ambition s’intitule aisément vocation, qui sait ? de bonne foi peut-être et se trompant elle-même, béate qu’elle est.

Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n’était pas compté parmi les grosses mitres. Cela était visible à l’absence complète de jeunes prêtres autour de lui. On a vu qu’à Paris « il n’avait pas pris ». Pas un avenir ne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. Ses chanoines et ses grands vicaires étaient de bons vieux hommes, un peu peuple comme lui, murés comme lui dans ce diocèse sans issue sur le cardinalat et qui ressemblaient à leur évêque, avec cette différence qu’eux étaient finis, et que lui était achevé. On sentait si bien l’impossibilité de croître près de monseigneur Bienvenu qu’à peine sortis du séminaire, les jeunes gens ordonnés par lui se faisaient recommander aux archevêques d’Aix ou d’Auch, et s’en allaient bien vite. Car enfin, nous le répétons, on veut être poussé. Un saint qui vit dans un excès d’abnégation est un voisinage dangereux ; il pourrait bien vous communiquer par contagion une pauvreté incurable, l’ankylose des articulations utiles à l’avancement, et, en somme, plus de renoncement que vous n’en voulez ; et l’on fuit cette vertu galeuse. De là l’isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une société sombre. Réussir, voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb.

Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe, l’histoire. Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussissez : théorie. Prospérité suppose capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvu qu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-même et qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d’emblée et par acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Qu’un notaire se transfigure en député, qu’un faux Corneille fasse Tiridate, qu’un eunuque parvienne à posséder un harem, qu’un Prudhomme militaire gagne par accident la bataille décisive d’une époque, qu’un apothicaire invente les semelles de carton pour l’armée de Sambre-et-Meuse et se construise, avec ce carton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres de rente, qu’un porte-balle épouse l’usure et la fasse accoucher de sept ou huit millions dont il est le père et dont elle est la mère, qu’un prédicateur devienne évêque par le nasillement, qu’un intendant de bonne maison soit si riche en sortant de service qu’on le fasse ministre des finances, les hommes appellent cela Génie, de même qu’ils appellent Beauté la figure de Mousqueton et Majesté l’encolure de Claude. Ils confondent avec les constellations de l’abîme les étoiles que font dans la vase molle du bourbier les pattes des canards.

I
Monsieur Myriel
II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
III
À bon évêque dur évêché
IV
Les œuvres semblables aux paroles
V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
VI
Cravatte
VII
Philosophie après boire
VIII
Le frère raconté par la sœur
IX
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
X
Une restriction
XI
Solitude de monseigneur Bienvenu
XII
Ce qu’il croyait
XIII
Ce qu’il pensait
XIV
Le soir d’un jour de marche
XV
La prudence conseillée à la sagesse
XVI
Héroïsme de l’obéissance passive
XVII
Détails sur les fromageries de Pontarlier
XVIII
Tranquillité
XIX
Jean Valjean
XX
Le dedans du désespoir
XXI
L’onde et l’ombre
XXII
Nouveaux griefs
XXIII
L’homme réveillé
XXIV
Ce qu’il fait
XXV
L’évêque travaille
XXVI
Petit-Gervais
XXVII
L'année 1817
XXVIII
Double quatuor
XXIX
Quatre à quatre
XXX
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
XXXI
Chez Bombarda
XXXII
Chapitre où l'on s’adore
XXXIII
Sagesse de Tholomyès
XXXIV
Mort d’un cheval
XXXV
Fin joyeuse de la joie
XXXVI
Une mère qui en rencontre une autre
XXXVII
Première esquisse de deux figures louches
XXXVIII
L’Alouette
XXXIX
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
XL
Madeleine
XLI
Sommes déposées chez Laffitte
XLII
M. Madeleine en deuil
XLIII
Vagues éclairs à l’horizon
XLIV
Le père Fauchelevent
XLV
Fauchelevent devient jardinier à Paris
XLVI
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
XLVII
Succès de Madame Victurnien
XLVIII
Suite du succès
XLIX
Christus nos liberavit
L
Le désœuvrement de M. Bamatabois
LI
Solution de quelques questions de police municipale
LII
Commencement du repos
LIII
Comment Jean peut devenir Champ
LIV
La soeur Simplice
LV
Perspicacité de maître Scaufflaire
LVI
Une tempête sous un crâne
LVII
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
LVIII
Bâtons dans les roues
LIX
La sœur Simplice mise à l’épreuve
LX
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
LXI
Entrée de faveur
LXII
Un lieu où des convictions sont en train de se former
LXIII
Le système de dénégations
LXIV
Champmathieu de plus en plus étonné
LXV
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
LXVI
Fantine heureuse
LXVII
Javert content
LXVIII
L’autorité reprend ses droits
LXIX
Tombeau convenable

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