XV
La prudence conseillée à la sagesse


Ce soir-là, M. l’évêque de Digne, après sa promenade en ville, était resté assez tard enfermé dans sa chambre. Il s’occupait d’un grand travail sur les Devoirs, lequel est malheureusement demeuré inachevé. Il dépouillait soigneusement tout ce que les Pères et les Docteurs ont dit sur cette grave matière. Son livre était divisé en deux parties ; premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les devoirs de chacun, selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique : devoirs envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-même (Matth., V, 29, 30), devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les créatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l’évêque les avait trouvés indiqués et prescrits ailleurs ; aux souverains et aux sujets, dans l’Épître aux Romains ; aux magistrats, aux épouses, aux mères et aux jeunes hommes, par saint Pierre ; aux maris, aux pères, aux enfants et aux serviteurs, dans l’Épître aux Éphésiens ; aux fidèles, dans l’Épître aux Hébreux ; aux vierges, dans l’Épître aux Corinthiens. Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble harmonieux qu’il voulait présenter aux âmes.

Il travaillait encore à huit heures, écrivant incommodément sur de petits carrés de papier, avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l’argenterie dans le placard près du lit. Un moment après, l’évêque, sentant que le couvert était mis et que sa sœur l’attendait peut-être, ferma son livre, se leva de sa table et entra dans la salle à manger.

La salle à manger était une pièce oblongue à cheminée, avec porte sur la rue (nous l’avons dit) et fenêtre sur le jardin.

Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert.

Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine.

Une lampe était sur la table ; la table était près de la cheminée. Un assez bon feu était allumé.

On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux passé soixante ans ; madame Magloire petite, grasse, vive ; mademoiselle Baptistine douce, mince, frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue d’une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu’elle avait achetée alors à Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des locutions vulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idée qu’une page suffirait à peine à exprimer, madame Magloire avait l’air d’une paysanne et mademoiselle Baptistine d’une dame. Madame Magloire avait un bonnet blanc à tuyaux, au cou une jeannette d’or, le seul bijou de femme qu’il y eût dans la maison, un fichu très blanc sortant d’une robe de bure noire à manches larges et courtes, un tablier de toile de coton à carreaux rouges et verts, noué à la ceinture d’un ruban vert, avec pièce d’estomac pareille rattachée par deux épingles aux deux coins d’en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine était coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches à épaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisée dite à l’enfant. Madame Magloire avait l’air intelligent, vif et bon ; les deux angles de sa bouche inégalement relevés et la lèvre supérieure plus grosse que la lèvre inférieure lui donnaient quelque chose de bourru et d’impérieux. Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect et de liberté ; mais, dès que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obéissait passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait même pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle était jeune, elle n’était pas jolie, elle avait de gros yeux bleus à fleur de tête et le nez long et busqué ; mais tout son visage, toute sa personne, nous l’avons dit en commençant, respiraient une ineffable bonté. Elle avait toujours été prédestinée à la mansuétude ; mais la foi, la charité, l’espérance, ces trois vertus qui chauffent doucement l’âme, avaient élevé peu à peu cette mansuétude jusqu’à la sainteté. La nature n’en avait fait qu’une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre sainte fille ! doux souvenir disparu ! Mademoiselle Baptistine a depuis raconté tant de fois ce qui s’était passé à l’évêché cette soirée-là, que plusieurs personnes qui vivent encore s’en rappellent les moindres détails.

Au moment où M. l’évêque entra, madame Magloire parlait avec quelque vivacité. Elle entretenait mademoiselle d’un sujet qui lui était familier et auquel l’évêque était accoutumé. Il s’agissait du loquet de la porte d’entrée.

Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper, madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. On parlait d’un rôdeur de mauvaise mine ; qu’un vagabond suspect serait arrivé, qu’il devait être quelque part dans la ville, et qu’il se pourrait qu’il y eût de méchantes rencontres pour ceux qui s’aviseraient de rentrer tard chez eux cette nuit-là. Que la police était bien mal faite du reste, attendu que M. le préfet et M. le maire ne s’aimaient pas, et cherchaient à se nuire en faisant arriver des événements. Que c’était donc aux gens sages à faire la police eux-mêmes et à se bien garder, et qu’il faudrait avoir soin de dûment clore, verrouiller et barricader sa maison, et de bien fermer ses portes.

Madame Magloire appuya sur ce dernier mot ; mais l’évêque venait de sa chambre, où il avait eu assez froid, il s’était assis devant la cheminée et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne releva pas le mot à effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le répéta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame Magloire sans déplaire à son frère, se hasarda à dire timidement :

— Mon frère, entendez-vous ce que dit madame Magloire ?

— J’en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l’évêque. Puis tournant à demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux, et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement joyeux, que le feu éclairait d’en bas : — Voyons. Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? Nous sommes donc dans quelque gros danger ?

Alors madame Magloire recommença toute l’histoire, en l’exagérant quelque peu, sans s’en douter. Il paraîtrait qu’un bohémien, un va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans la ville. Il s’était présenté pour loger chez Jacquin Labarre qui n’avait pas voulu le recevoir. On l’avait vu arriver par le boulevard Gassendi et rôder dans les rues à la brume. Un homme de sac et de corde avec une figure terrible.

— Vraiment ? dit l’évêque.

Ce consentement à l’interroger encouragea madame Magloire ; cela lui semblait indiquer que l’évêque n’était pas loin de s’alarmer ; elle poursuivit triomphante :

— Oui, monseigneur. C’est comme cela. Il y aura quelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si mal faite (répétition utile). Vivre dans un pays de montagnes, et n’avoir pas même de lanternes la nuit dans les rues ! On sort. Des fours, quoi ! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi…

— Moi, interrompit la sœur, je ne dis rien. Ce que mon frère fait est bien fait.

Madame Magloire continua comme s’il n’y avait pas eu de protestation :

— Nous disons que cette maison-ci n’est pas sûre du tout ; que si monseigneur le permet, je vais dire à Paulin Musebois, le serrurier, qu’il vienne remettre les anciens verrous de la porte ; on les a là, c’est une minute ; et je dis qu’il faut des verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit ; car je dis qu’une porte qui s’ouvre du dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n’est plus terrible ; avec cela que monseigneur a l’habitude de toujours dire d’entrer, et que d’ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu ! on n’a pas besoin d’en demander la permission…

En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent.

— Entrez, dit l’évêque.

I
Monsieur Myriel
II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
III
À bon évêque dur évêché
IV
Les œuvres semblables aux paroles
V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
VI
Cravatte
VII
Philosophie après boire
VIII
Le frère raconté par la sœur
IX
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
X
Une restriction
XI
Solitude de monseigneur Bienvenu
XII
Ce qu’il croyait
XIII
Ce qu’il pensait
XIV
Le soir d’un jour de marche
XV
La prudence conseillée à la sagesse
XVI
Héroïsme de l’obéissance passive
XVII
Détails sur les fromageries de Pontarlier
XVIII
Tranquillité
XIX
Jean Valjean
XX
Le dedans du désespoir
XXI
L’onde et l’ombre
XXII
Nouveaux griefs
XXIII
L’homme réveillé
XXIV
Ce qu’il fait
XXV
L’évêque travaille
XXVI
Petit-Gervais
XXVII
L'année 1817
XXVIII
Double quatuor
XXIX
Quatre à quatre
XXX
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
XXXI
Chez Bombarda
XXXII
Chapitre où l'on s’adore
XXXIII
Sagesse de Tholomyès
XXXIV
Mort d’un cheval
XXXV
Fin joyeuse de la joie
XXXVI
Une mère qui en rencontre une autre
XXXVII
Première esquisse de deux figures louches
XXXVIII
L’Alouette
XXXIX
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
XL
Madeleine
XLI
Sommes déposées chez Laffitte
XLII
M. Madeleine en deuil
XLIII
Vagues éclairs à l’horizon
XLIV
Le père Fauchelevent
XLV
Fauchelevent devient jardinier à Paris
XLVI
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
XLVII
Succès de Madame Victurnien
XLVIII
Suite du succès
XLIX
Christus nos liberavit
L
Le désœuvrement de M. Bamatabois
LI
Solution de quelques questions de police municipale
LII
Commencement du repos
LIII
Comment Jean peut devenir Champ
LIV
La soeur Simplice
LV
Perspicacité de maître Scaufflaire
LVI
Une tempête sous un crâne
LVII
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
LVIII
Bâtons dans les roues
LIX
La sœur Simplice mise à l’épreuve
LX
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
LXI
Entrée de faveur
LXII
Un lieu où des convictions sont en train de se former
LXIII
Le système de dénégations
LXIV
Champmathieu de plus en plus étonné
LXV
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
LXVI
Fantine heureuse
LXVII
Javert content
LXVIII
L’autorité reprend ses droits
LXIX
Tombeau convenable

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