Les Misérables - Tome I : Fantine
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Succès de Madame Victurnien

Victor Hugo

Succès de Madame Victurnien

La veuve du moine fut donc bonne à quelque chose.

Du reste ; M. Madeleine n’avait rien su de tout cela. Ce sont là de ces combinaisons d’événements dont la vie est pleine. M. Madeleine avait pour habitude de n’entrer presque jamais dans l’atelier des femmes. Il avait mis à la tête de cet atelier une vieille fille que le curé lui avait donnée, et il avait toute confiance dans cette surveillante, personne vraiment respectable, ferme, équitable, intègre, remplie de la charité qui consiste à donner, mais n’ayant pas au même degré la charité qui consiste à comprendre et à pardonner. M. Madeleine se remettait de tout sur elle. Les meilleurs hommes sont souvent forcés de déléguer leur autorité. C’est dans cette pleine puissance et avec la conviction qu’elle faisait bien, que la surveillante avait instruit le procès, jugé, condamné et exécuté Fantine.

Quant aux cinquante francs, elle les avait donnés sur une somme que M. Madeleine lui confiait pour aumônes et secours aux ouvrières et dont elle ne rendait pas compte.

Fantine s’offrit comme servante dans le pays ; elle alla d’une maison à l’autre. Personne ne voulut d’elle. Elle n’avait pu quitter la ville. Le marchand fripier auquel elle devait ses meubles, quels meubles ! lui avait dit : Si vous vous en allez, je vous fais arrêter comme voleuse. Le propriétaire auquel elle devait son loyer, lui avait dit : Vous êtes jeune et jolie, vous pouvez payer. Elle partagea les cinquante francs entre le propriétaire et le fripier, rendit au marchand les trois quarts de son mobilier, ne garda que le nécessaire, et se trouva sans travail, sans état, n’ayant plus que son lit, et devant encore environ cent francs.

Elle se mit à coudre de grosses chemises pour les soldats de la garnison, et gagnait douze sous par jour. Sa fille lui en coûtait dix. C’est en ce moment qu’elle commença à mal payer les Thénardier.

Cependant une vieille femme qui lui allumait sa chandelle quand elle rentrait le soir, lui enseigna l’art de vivre dans la misère. Derrière vivre de peu, il y a vivre de rien. Ce sont deux chambres ; la première est obscure, la seconde est noire.

Fantine apprit comment on se passe tout à fait de feu en hiver, comment on renonce à un oiseau qui vous mange un liard de millet tous les deux jours, comment on fait de son jupon sa couverture et de sa couverture son jupon, comment on ménage sa chandelle en prenant son repas à la lumière de la fenêtre d’en face. On ne sait pas tout ce que certains êtres faibles, qui ont vieilli dans le dénûment et l’honnêteté, savent tirer d’un sou. Cela finit par être un talent. Fantine acquit ce sublime talent et reprit un peu de courage.

À cette époque, elle disait à une voisine : — Bah ! je me dis : en ne dormant que cinq heures et en travaillant tout le reste à mes coutures, je parviendrai bien toujours à gagner à peu près du pain. Et puis, quand on est triste, on mange moins. Eh bien ! des souffrances, des inquiétudes, un peu de pain d’un côté, des chagrins de l’autre, tout cela me nourrira.

Dans cette détresse, avoir sa petite fille eût été un étrange bonheur. Elle songea à la faire venir. Mais quoi ! lui faire partager son dénûment ! Et puis, elle devait aux Thénardier ! comment s’acquitter ? Et le voyage ! comment le payer ?

La vieille qui lui avait donné ce qu’on pourrait appeler des leçons de vie indigente, était une sainte fille nommée Marguerite, dévote de la bonne dévotion, pauvre, et charitable pour les pauvres et même pour les riches, sachant tout juste assez écrire pour signer Margeritte, et croyant en Dieu, ce qui est la science.

Il y a beaucoup de ces vertus-là en bas ; un jour elles seront en haut. Cette vie a un lendemain.

Dans les premiers temps, Fantine avait été si honteuse qu’elle n’avait pas osé sortir.

Quand elle était dans la rue, elle devinait qu’on se retournait derrière elle et qu’on la montrait du doigt ; tout le monde la regardait et personne ne la saluait ; le mépris âcre et froid des passants lui pénétrait dans la chair et dans l’âme comme une bise.

Dans les petites villes, il semble qu’une malheureuse soit nue sous le sarcasme et la curiosité de tous. À Paris, du moins, personne ne vous connaît, et cette obscurité est un vêtement. Oh ! comme elle eût souhaité venir à Paris ! Impossible.

Il fallut bien s’accoutumer à la déconsidération, comme elle s’était accoutumée à l’indigence. Peu à peu elle en prit son parti. Après deux ou trois mois elle secoua la honte et se mit à sortir comme si de rien n’était. — Cela m’est bien égal, dit-elle. Elle alla et vint, la tête haute, avec un sourire amer, et sentit qu’elle devenait effrontée.

Madame Victurnien quelquefois la voyait passer de sa fenêtre, remarquait la détresse de « cette créature », grâce à elle « remise à sa place », et se félicitait. Les méchants ont un bonheur noir.

L’excès du travail fatiguait Fantine, et la petite toux sèche qu’elle avait augmenta. Elle disait quelquefois à sa voisine : — Tâtez donc comme mes mains sont chaudes.

Cependant le matin, quand elle peignait avec un vieux peigne cassé ses beaux cheveux qui ruisselaient comme de la soie floche, elle avait une minute de coquetterie heureuse.


Succès de Madame Victurnien
Monsieur Myriel
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
À bon évêque dur évêché
Les œuvres semblables aux paroles
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
Cravatte
Philosophie après boire
Le frère raconté par la sœur
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
Une restriction
Solitude de monseigneur Bienvenu
Ce qu’il croyait
Ce qu’il pensait
Le soir d’un jour de marche
La prudence conseillée à la sagesse
Héroïsme de l’obéissance passive
Détails sur les fromageries de Pontarlier
Tranquillité
Jean Valjean
Le dedans du désespoir
L’onde et l’ombre
Nouveaux griefs
L’homme réveillé
Ce qu’il fait
L’évêque travaille
Petit-Gervais
L'année 1817
Double quatuor
Quatre à quatre
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
Chez Bombarda
Chapitre où l'on s’adore
Sagesse de Tholomyès
Mort d’un cheval
Fin joyeuse de la joie
Une mère qui en rencontre une autre
Première esquisse de deux figures louches
L’Alouette
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
Madeleine
Sommes déposées chez Laffitte
M. Madeleine en deuil
Vagues éclairs à l’horizon
Le père Fauchelevent
Fauchelevent devient jardinier à Paris
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
Succès de Madame Victurnien
Suite du succès
Christus nos liberavit
Le désœuvrement de M. Bamatabois
Solution de quelques questions de police municipale
Commencement du repos
Comment Jean peut devenir Champ
La soeur Simplice
Perspicacité de maître Scaufflaire
Une tempête sous un crâne
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
Bâtons dans les roues
La sœur Simplice mise à l’épreuve
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
Entrée de faveur
Un lieu où des convictions sont en train de se former
Le système de dénégations
Champmathieu de plus en plus étonné
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
Fantine heureuse
Javert content
L’autorité reprend ses droits
Tombeau convenable

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