Acte II - Scène III



(LES MÊMES, GÉVAUDAN ALFRED ET LAURE)

PLUCHEUX(paraissant au fond.)
Messieurs et mademoiselle Gévaudan.

SAINT-GALMIER
Qu'est-ce que c'est que ça ?… Tu les connais, toi ?

RACHEL
Pas du tout ! Ce sont peut-être des parents de Léonie ! (Laure, en grande toilette décolletée. Paraît au fond, suivi de Gévaudan et Alfred en habits noirs, des claques à fonds roses à la main. Tous deux sont frisés.)

SAINT-GALMIER(Saluant.)
Messieurs… madame… Il me semble que j'ai vu ces têtes-là quelque part ! (La famille Gévaudan salue.)

RACHEL
Je vous demande pardon… Je vous laisse avec mon frère. Je vais chercher la fiancée qui nous manque et je suis à vous…

GÉVAUDAN(à part.)
C'est ça… à eux trois, ça fera le compte ! (Rachel sort par le fond.)

SAINT-GALMIER(très aimable, aux Gévaudan. )
Si vous voulez vous asseoir.

ALFRED
Je ne demande pas mieux… J'ai une migraine !

SAINT-GALMIER(à Laure. )
Débarrassez-vous donc, madame ! (Il lui prend sa mantille. Gévaudan et Alfred lui donnent leurs paletots qu'il met sur son bras. Gévaudan s'assied sur la chaise à droite de la table : Saint-Galmier reste debout au milieu de la scène. Laure et Alfred vont s'asseoir sur le canapé.)

GÉVAUDAN(assis, avec désinvolture. )
Vous voyez, cher monsieur, que nous nous sommes rendus à votre aimable invitation.

SAINT-GALMIER(étonné.)
Mon invitation !…

GÉVAUDAN
Oui… hier, à l'agence !…

SAINT-GALMIER(à part, abasourdi.)
Hein !… les domestiques !… Comment, c'est vous…

GÉVAUDAN(se carrant sur une chaise. )
Mon Dieu, oui !… Nous sommes un peu en retard… c'est la petite qui n'en finissait pas avec sa toilette !

SAINT-GALMIER(sèchement.)
Avec vos toilettes ! Vous feriez mieux de ne pas rester assis !

ALFRED(à Laure en se levant.)
Il a raison… ça pourrait les chiffonner !…

SAINT-GALMIER
D'abord, qu'est-ce que c'est que ces costumes-là !

LAURE(allant à lui, minaudant. )
C'est la dernière mode de Loches…

SAINT-GALMIER
Mode de Loches… mode de Loches !… Ce ne sont pas des costumes de domestiques !…

GÉVAUDAN
Mais nous n'avons pas l'habitude de nous habiller comme des domestiques !… (Laure a gagné l'extrême gauche et s'est assise sur la chaise à gauche de la table.)

ALFRED(à part.)
Il a l'air de nous reprocher notre province !… ce Parisien ! Sapristi ! que j'ai mal à la tête !…

GÉVAUDAN(à part.)
Je lui trouve un air froid !… Je vais le mettre à l'aise ! Eh bien, voyons ! quoi de neuf, aujourd'hui ?

SAINT-GALMIER
Hein ! Ah ! mais il manque de style !… Il a dû servir chez des cocottes ! Vous croyez que je suis là pour causer avec vous !…

GÉVAUDAN
C'est juste !… Nous avons autre chose à faire !… Laure, viens ici… Je vous présente ma sœur, je l'ai vue naître.

SAINT-GALMIER
Ca ne vous rajeunit pas !

GÉVAUDAN
C'est un tempérament solide et une nature aimante !… Le jour venu… elle remplira ses devoirs matrimoniaux avec conscience…

SAINT-GALMIER(à part.)
Qu'est-ce que ça me fait à moi ?

GÉVAUDAN(à Laure.)
Embrasse-moi, Laure ! (Il l'embrasse avec effusion.)

SAINT-GALMIER
Voyons ! Ce n'est pas ici l'endroit des épanchements de famille !

LAURE
C'est mon frère, monsieur !… Il est déjà jaloux !

ALFRED(mettant sa tête sur le marbre de la cheminée.)
Oh ! que j'ai mal à la tête !

GÉVAUDAN(quittant Laure.)
Mais ce n'est pas tout ça !… avant d'engager nos paroles… je voudrais subsidiairement…

SAINT-GALMIER(à part.)
Oh mais ! il est phraseur, ce domestique ! Qu'est-ce encore ?

GÉVAUDAN(à mi-voix, l'amenant sur le devant de la scène. )
Eh bien, voilà ! J'ai vu hier à l'agence une demoiselle Michette qui vous appelle son gros lapin.

SAINT-GALMIER(à part.)
Hein ! il sait !… Eh bien ?

GÉVAUDAN
Eh bien, mais j'aime à croire, monsieur, que ce n'est pas une amante ! Sans cela, je ne connais que mon devoir, je dirai tout à votre fiancée !

SAINT-GALMIER(à part.)
À Léonie ! Sapristi ! Ne faites pas ça ! Tenez ! voici pour vous. (Il lui remet une pièce de monnaie.)

GÉVAUDAN(ahuri.)
Quarante sous ?…

SAINT-GALMIER
Oui ! acceptez-les ! D'ailleurs tout est fini avec Michette !… j'ai rompu !…

GÉVAUDAN
Ah ! je l'espère, monsieur, mais nous verrons ! Abordons maintenant la question d'argent !

SAINT-GALMIER(à part.)
Il va me faire chanter, c'est sûr !

GÉVAUDAN(fait signe à Laure de s'approcher.)
Il est bon d'établir les situations respectives ! Qu'est-ce que vous donnez ?

SAINT-GALMIER(embarrassé.)
Mon Dieu ! j'ai pensé que soixante francs…

TOUS
Soixante francs !

SAINT-GALMIER(vivement.)
Eh bien non ! quatre-vingts !… j'irai jusqu'à quatre-vingts francs par mois…

GÉVAUDAN
Comment !… Vous ne donnez pas tout à la fois ?

LAURE
Oh ! ces questions d'intérêt devant moi… l'inclination seule me guide…

GÉVAUDAN
Laisse donc ! Laisse donc !

SAINT-GALMIER
Maintenant, si après je suis content, je vous augmenterai !

GÉVAUDAN
Oh ! vous en serez content ! Mon Dieu… c'est une éducation à faire…

SAINT-GALMIER
Hein !… elle n'a jamais servi ?…

GÉVAUDAN(indigné.)
Ma sœur ! jamais !

SAINT-GALMIER
Eh bien, c'est agréable !

GÉVAUDAN(à part. )
Il n'y a qu'à Paris qu'on entend des choses pareilles !

SAINT-GALMIER(à part.)
Ah ! quelle fichue idée j'ai eue d'arrêter ces domestiques-là !…

GÉVAUDAN
Mais voyons ! ces quatre-vingts francs… ce n'est pas sérieux !… Voulez-vous que nous disions partout que vous n'apportez rien en dot !…

SAINT-GALMIER(furieux.)
Comment ! vous iriez dire ?…

GÉVAUDAN(s'échauffant.)
Laure a vingt-cinq mille francs, monsieur !…

SAINT-GALMIER(se montant.)
Eh ! tant mieux pour elle !… mais quel intérêt ?…

GÉVAUDAN
Quatre et demi !

SAINT-GALMIER
Mais non ! je dis : quel intérêt cela a-t-il pour moi ?… Je m'en moque qu'elle ait vingt-cinq mille francs !…

GÉVAUDAN
Mais je me moque encore plus de vos quatre-vingts francs !…

LAURE
Eugène !… calme-toi !…

ALFRED(s'échouant sur le canapé.)
Oh ! ce qu'ils me font mal à la tête !

GÉVAUDAN(à Saint-Galmier.)
Comment ? vous vous mariez et vous n'apportez pas un sou de dot !

SAINT-GALMIER(exaspéré.)
Je n'apporte pas un sou, moi ?…

GÉVAUDAN(ID.)
Puisque vous ne donnez que quatre-vingt francs !

SAINT-GALMIER (ID.)
Mais sapristi !… je vous donne quatre-vingts francs, mais ça ne m'empêche pas d'apporter deux cent mille francs en mariage.

GÉVAUDAN(calmé.)
Eh ! dites-le donc ! D'accord ! je ne dis plus rien… (Il passe au 3.)

SAINT-GALMIER (N° 2, À PART, AVEC JOIE.)
Il ne dira rien !…

GÉVAUDAN
Alors, les quatre-vingts francs… c'est pour le service courant ?…

SAINT-GALMIER
Naturellement !… Maintenant, à chaque enfant, vous aurez cinquante francs…

GÉVAUDAN(souriant.)
Il n'y a pas besoin de ça !… n'est-ce pas, Laure ?…

LAURE(n° 1, minaudant.)
Oh ! Eugène !… voyons !…

GÉVAUDAN(à Saint-Galmier, lui envoyant plusieurs renfoncements, en riant bêtement.)
Il n'y a pas besoin de ça !… Ah ! ah ! ah !

SAINT-GALMIER
Vous n'avez pas fini ! Quelle brute !… Dites-moi !… Est-ce que vous pourrez coucher ici ce soir ?

GÉVAUDAN ET LAURE
Hein ! Déjà ?…

SAINT-GALMIER
Eh bien oui !… Vos chambres sont prêtes !… La vôtre est à côté de la mienne… au moindre appel vous viendrez chez moi !

GÉVAUDAN(vivement.)
Eh là ! pas avant le mariage !

SAINT-GALMIER(passant au 1.)
Mais laissez donc !… Ça ne vous regarde pas…

GÉVAUDAN
Comment ça ne me regarde pas ! mais je suis son frère !…

SAINT-GALMIER
Mais quel rapport !… Ah !… s'il ne me tenait pas avec Michette… mais, une fois marié, ce que le flanquerai à la porte, celui-là !

GÉVAUDAN(gagnant le fond à droite, ainsi qu'Alfred.)
Nous allons prendre possession de nos appartements !

SAINT-GALMIER
C'est ça !… et faites-moi le plaisir de quitter ces costumes ridicules.

TOUS
Ridicules !

LAURE
Ma toilette ne vous plaît pas ?

SAINT-GALMIER
Non ! j'aime à ce qu'une femme de ménage soit mise simplement.

LAURE
C'est assez ! Vos désirs sont des ordres !… Je sais qu'un grand philosophe a dit que la simplicité est la plus belle parure de la femme ! je vous comprends !… Seulement je n'ai rien ici…

SAINT-GALMIER(remontant également et indiquant le pan coupé de gauche.)
Eh bien, passez là… vous trouverez justement une vieille robe de ma sœur… elle voulait la faire jeter… cela fera votre affaire ! (Laure sort. À Gévaudan et à Alfred.)
Quant à vous deux, vous allez suivre le corridor jusqu'aux chambres 5 et 6… ce sont les vôtres… Vous trouverez un costume de groom !

ALFRED
De quoi !…

SAINT-GALMIER(redescendant à gauche.)
De groom !… Ma sœur a la manie des grooms !…

ALFRED
Ce doit être un costume étranger !

SAINT-GALMIER(à Gévaudan.)
Vous, vous resterez comme ça… vous êtes bien…

GÉVAUDAN
Trop aimable !… Il me flatte !

SAINT-GALMIER(il est à l'extrême gauche.)
Allez !…

GÉVAUDAN
Oui !… Ah ! encore un mot ! (Il redescend jusqu'à Saint-Galmier qui a les mains dans les poches, il lui retire la main gauche de la poche, Saint-Galmier impatienté la dégage brusquement, Gévaudan la rattrape au vol et la tient serrée pendant ce qui suit malgré les efforts de Saint-Galmier pour se dégager. Avec émotion.)
Au moment de vous marier, laissez-moi vous le dire : rendez-la heureuse !

SAINT-GALMIER(furieux.)
Oui !… c'est bien !… c'est bien !…

GÉVAUDAN(à mi-voix. )
Et plus de Michette !… ou vous savez… je dis tout.

SAINT-GALMIER
Sapristi !… mais voulez-vous bien vous taire !… Tenez ! voilà encore pour vous. (Il lui donne une pièce de monnaie.)

GÉVAUDAN
Quarante sous !… Ah ça ! pourquoi me donne-t-il toujours quarante sous ?… Ça doit être un acompte sur la dot. Viens, Alfred ! (Il sort par le pan coupé de droite avec Alfred.)

ALFRED(en sortant.)
Ah ! que j'ai mal à la tête !…

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