ACTE I - Scène IX
(SÉRAPHIN PUIS GÉVAUDAN ALFRED ET LAURE)
SÉRAPHIN(seul.)
Il épouse aussi celle-là !… Quelle belle nature !… C'est égal, deux femmes… Il exagère… Hein ! Encore du monde ! Et ma barbe qui n'est pas faite… ma foi, avant qu'ils ne me rasent, je vais me raser moi-même. (Il sort par le pan coupé de droite. La scène reste vide. On frappe timidement et à plusieurs reprises au fond, puis la porte s'entr'ouvre.)
GÉVAUDAN (passant la tête.)
Vous m'avez bien dit "entrez" n'est-ce pas ?… Tiens ! Il n'y a personne ! Viens, ma sœur ! viens, mon frère !
LAURE(entrant avec Alfred. )
Personne ! Alors pourquoi est-ce qu'ils mettent là-haut sur leur pancarte : "Pour l'agence matrimoniale, adressez-vous au premier" ?
GÉVAUDAN
Eh bien, nous n'avons pas regardé à la porte ici. Il y a peut-être encore écrit : "Adressez-vous au cinquième."
ALFRED
Au fait, il me semble que j'ai vu de l'imprimé. Voilà !… Essuyez vos pieds.
LAURE
courant lire l'affiche avec Gévaudan. Essuyez vos pieds ! Il y a ça !
GÉVAUDAN
Mais oui, il y a ça ! Comme ils sont propres à Paris ! C'est beau. Le raffinement des villes. Alors essuyons nos pieds !
LAURE ET ALFRED
Essuyons !
GÉVAUDAN(apercevant l'essuie-mains de Séraphin accroché au mur.)
Tiens ! voilà ce qu'il nous faut. (Il frotte ses souliers avec l'essuie-mains.)
LAURE(même jeu.)
À moi !
ALFRED
À moi ! L'agent ne pourra pas dire que nous ne sommes pas des gens propres.
GÉVAUDAN
Ainsi, nous voilà dans cette fameuse agence matrimoniale. Laure, je suis ému ! Regardez cette chambre de modeste apparence. Alfred, découvre-toi !… Elle nous aura vus entrer célibataires.
LAURE
Vierges…
GÉVAUDAN
Heu ! Toi !… Quand nous en ressortirons, Laure, nous ne serons plus garçons.
LAURE(pleurant.)
Plus garçon !… À mon âge !
GÉVAUDAN
Ne pleure pas ! Il est vrai que nous ne nous sommes jamais quittés… mais, crois-moi, on n'est vraiment uni que quand on est séparé.
ALFRED
Sans compter que ce n'était pas rigolo, notre existence à Loches… la droguerie toute la journée !
GÉVAUDAN
Ah ! ne touche pas à ma droguerie !
ALFRED
Je n'y touche pas, seulement je dis !… Et puis le soir, le loto, avec Laure qui triche.
GÉVAUDAN(à Laure.)
Et puis, vois-tu, ce n'est pas tout cela !… L'homme est fait pour la femme, la femme est faite pour l'homme… surtout en province… où il n'y a pas de distractions… Eh bien, c'est cette distraction qui nous manquait. Alors nous nous sommes dit : il faut nous marier.
ALFRED
En bloc ! Expédions !
LAURE
Seulement avec qui ? Nous aurions bien pu trouver à Loches.
GÉVAUDAN
Mais nous en sommes déjà tous les trois ! C'est assez de Lochards dans la famille.
ALFRED
Ça appauvrit le sang !
GÉVAUDAN
Et puis, moi, j'avais envie de me marier à Paris !… Je ne connaissais pas la ville…
ALFRED
Sans compter qu'on y est bien mieux approvisionné ! Il y a tant de débit !
GÉVAUDAN
Et du bon !… C'est réputé !… L'article de Paris… et puis nous avons lu notre journal. Tu te rappelles ce qu'il disait notre journal, à la quatrième page !… Laure !… donne la Petite France !
LAURE(tirant un journal de sa poche. )
La voilà !
GÉVAUDAN(lisant.)
"Plus de célibat ! Brillants mariages ! Fraîche noblesse, bonheur garanti 3, 6, 9. Grand choix de maris et de femmes avec ou sans tache, occasions exceptionnelles. S'adresser à l'agence Mandrin et Cie, 7, rue Vide Gousset, Paris." Il n'y avait pas à hésiter, nous avons pris le premier train, et nous voilà.
LAURE(avec émotion.)
Alors, vraiment, tu crois que je suis faite pour le mariage.
GÉVAUDAN
Toi ! Tu n'es que trop faite !
LAURE(pleurant.)
Ah ! c'est que c'est la première fois que ça m'arrive.
ALFRED
Eh bien, nous aussi !
LAURE
À la seconde… ça me fera moins !… Mais cette vie nouvelle… cet inconnu… Ah ! ah !
ALFRED
Encore ! Ah ! elle pleurniche trop, ma sœur !
GÉVAUDAN(en pivotant lentement avec Laure dans ses bras,) (gagne le I.)
Voyons ! console-toi ! Je n'ai qu'un mot à te dire : Quoi qu'il arrive… nous serons toujours frère et sœur…
LAURE
Ah ! tu me le promets, n'est-ce pas ?
GÉVAUDAN
Oui ! oui ! C'est égal ! c'est imposant, ici !…
ALFRED
C'est probablement le boudoir des entrevues.
GÉVAUDAN(voyant les écriteaux rouges et gagnant l'extrême gauche.)
Qu'est-ce que c'est que ça ? Ce doit être les bans ! (Alfred et Laure gagnent également la gauche.)
GÉVAUDAN(lisant.)
"Majordome." Oh ! oh ! c'est du beau monde ! "Ancien suisse." (Ils longent les murs pour parcourir les divers écriteaux.)
ALFRED(la tête découverte.)
Comment, ancien suisse !
GÉVAUDAN
Il se sera fait naturaliser ! "Valet de pied !" Tiens !
LAURE (LISANT.)
"Bonne à tout faire - excellentes références."
ALFRED (LISANT.)
"Frotteur ! pour parquets et rhumatismes."
GÉVAUDAN
Ah çà ! mais il n'y a que des domestiques !
ALFRED
Excepté le majordome !
GÉVAUDAN
qui est arrivé à la hauteur de la porte du fond, redescendant. Ce sont probablement les bans des gens de maisons.
LAURE(apercevant la statuette d'Hercule sur le meuble de gauche.)
Oh ! le bel homme !
GÉVAUDAN(vivement.)
Ne regarde pas ça ! Il n'est pas assez vêtu !
LAURE(pudiquement.)
Mais il a une feuille.
ALFRED(voyant la statuette de la Vénus de Médicis qui est sur le cartonnier à droite.)
Ah ! Et la petite là !… Elle est gentille !
LAURE
Elle ressemble à la nièce du percepteur.
GÉVAUDAN(bon enfant.)
Peuh !… Pas la tête !… Ce sont évidemment des échantillons de prétendus !… Ah çà ! mais il se fait attendre, l'agent matrimonial !
ALFRED(indiquant le pan coupé de droite.)
Ah ! on a remué par là !
GÉVAUDAN
Je vais voir ! (Il frappe à deux reprises au pan coupé de droite.)