Scène IV
ERGASTE, HORTENSE, FRONTIN, éloigné.
Hortense, quand elle entre sur le théâtre, tient son masque à la main pour être connue du spectateur, et puis le met sur son visage dès que Frontin tourne la tête et l'aperçoit. Elle est vêtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la sœur de cette dame.
HORTENSE (traversant le théâtre)
N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma sœur ? Je n'en ai guère vu de si bien fait. Il me regarde ; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaît, sans doute.
(Elle marche comme en se retirant.)
ERGASTE (l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque)
Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en suis pénétré : jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais cœur, en même temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre.
HORTENSE
Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là, et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe ; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse.
ERGASTE
Ah ! Madame, arrêtez, de grâce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraître coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point ; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle.
HORTENSE
Je ne puis vous écouter.
ERGASTE
Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez ? Je vous l'apporte, elle est à vous ; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez.
HORTENSE
Vous, Monsieur ?
ERGASTE
J'explique ce que je sens, Madame ; je me donnai hier à vous ; je vous consacrai mon cœur, je conçus le dessein d'obtenir grâce du vôtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments.
HORTENSE
Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur ; il n'y a pas moyen de se prêter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous.
ERGASTE
Eh ! de grâce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis : me haïssez-vous ?
HORTENSE
Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là, elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine ? Vous m'êtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse.
ERGASTE
Me sera-t-il permis de chercher à vous être présenté, Madame ?
HORTENSE
Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais : car il n'est pas dans l'ordre que je reste.
ERGASTE
Ah ! je suis au désespoir ! Je vous entends : vous ne voulez pas que je vous voie davantage !
HORTENSE
Mais en vérité, Monsieur, après m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez ? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais ; je vous ai répondu que non ; en voilà bien assez, ce me semble ; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins ; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi : un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'être aidé pour se produire.
ERGASTE
Hélas ! Madame, je m'appelle Ergaste ; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrêta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci.
HORTENSE
Le comte de Belfort, dites-vous ? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir ; et c'est donc chez lui que vous êtes actuellement, Monsieur ?
ERGASTE
Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres après dîner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, où j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquâtes un instant, et dans cet instant vous devîntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris ; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune.
HORTENSE
Dès que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera ; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions.
ERGASTE
Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répète encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne ; trouver grâce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer.
HORTENSE
Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là, on est le maître de ses sentiments ; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais même obligée de vous y bien recevoir.
ERGASTE
Obligée, Madame ! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse ?
HORTENSE
À vous dire vrai, Monsieur, j'espère bien n'agir que par ce motif-là, du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre ?
ERGASTE
Vous, Madame, si vous le voulez.
HORTENSE
Non, je ne sais encore rien là-dessus, puisqu'ici même j'ignore ce que c'est que l'amour ; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible ? À la bonne heure ; personne n'y a réussi ; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera ; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre.
ERGASTE
Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence.
HORTENSE
Je souhaite que vous ne vous trompiez pas ; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus près qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fâchée qu'on nous vît ensemble : éloignez-vous, je vous prie.
ERGASTE
Il n'est point tard ; continuez-vous votre promenade, Madame ? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments ?
HORTENSE
Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dès que nous nous sommes parlé et que, grâce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence.
ERGASTE
Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits…
HORTENSE
Il est trop tard pour vous en plaindre : mais vous m'avez vue, séparons-nous ; car on approche. (Quand il est parti.)
Je suis donc folle ! Je lui donne une espèce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est.