La Cruche
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Acte deuxième - Scène VI

Georges Courteline

Acte deuxième - Scène VI

Lavernié (entrant.)
Le quart d'heure est écoulé. Rien ne te retient plus. Je te présente mes devoirs.

Lauriane
Et moi, je te présente ma femme!

Lavernié
Comment, ta femme?

Lauriane
Nous nous marions.

Lavernié
Tu dis?

Lauriane
Nous nous marions.

Lavernié (abasourdi.)
Non?

Lauriane
Pourquoi non?

Lavernié (à Margot.)
Margot?

Lauriane (sec.)
Je n'ai pas l'habitude de raconter des blagues. Tu n'as que faire de l'interroger.

Lavernié
C'est que…

Lauriane
Que quoi? Et puis tu m'obligeras, quand tu t'adresseras à Marguerite, de ne plus la tutoyer et de l'appeler
désormais "Madame". C'est un rien que pourtant je crois devoir signaler, pour le cas où il t'échapperait, à ton sens un peu… spécial, de la correction et des convenances. (A part.)
Toc!

Lavernié
Très bien, très bien, ne te fâche pas. (Soufflant longuement.)
Ah!…

Lauriane
Tu te trouves mal?

Lavernié
Mal n'est pas le mot! Je me trouve, je me trouve… Je ne trouve pas comment je me trouve. C'est égal pour une surprise, voilà ce qui s'appelle une surprise. Ah!… Ah!… Ah!…

Lauriane
Ça ne va pas mieux?

Lavernié
Ça va passer, ne t'inquiète pas.
(Il s'avance vers Margot et va pour lui parler, mais elle ne lui en laisse pas le temps.)

Margot
Ne me dites rien, je vous en prie; je n'aurais rien à vous répondre. Je ne sais pas!… je ne sais jamais… Et puis, je sens si bien que ça ne tiendrait pas!

Lavernié
Qu'est-ce qui ne tiendrait pas?

Margot
Nous sommes trop loin l'un de l'autre!… Un homme comme vous, mon Dieu! et une pauvre malheureuse de rien du tout, comme moi;… un trottin! une midinette! Est-ce que c'est possible, voyons? Dans six mois je serais le boulet, dans un an je serais l'ennemie… Je ne veux pas.

Lavernié (se récriant.)
Mais pas du tout! Mais ce n'est pas vrai! Mais quelle idée!

Margot
J'ai raison, je vous jure que j'ai raison; j'ai là quelque chose qui me le dit. Rentrons chez nous, retournons à nos petites affaires. Comme ça, chacun gardera de l'autre un bon et gentil souvenir, et plus tard, quand je serai une vieille bonne femme qui regardera dans sa jeunesse, j'aurai le contentement de me dire: "S'il a été bon pour moi, je n'ai pas été méchante pour lui, et si je l'ai un peu ennuyé, ça n'a pas duré bien longtemps. "

Lavernié (très ému.)
Marguerite… Marguerite. --- Ça vaut mieux, je vous assure: ça vaut bien mieux, bien mieux, bien mieux.
(D'un geste vague, elle complète sa pensée. Elle veut sourire, mais les larmes la gagnent, elle essuie ses yeux et se tait.)
(Lavernié très ému, fait un grand effort sur lui-même, il tousse légèrement, passe la main sur son front. A la fin, il s'incline gravement, en homme qui accepte une sentence, et, revenu à Lauriane)

Lavernié (d'une voix qu'il tâche de rendre enjouée)
Et à quand la noce?

Lauriane
Tu le sauras. On t'enverra un faire-part.

Lavernié
J'y compte. En attendant, je te fais mes compliments.

Lauriane
Tu es bien aimable, je les accepte.

Lavernié (à Margot.)
Pour vous, ma chère enfant, je vous demande la permission de vous embrasser sur les deux joues, avec la plus profonde tendresse, en vieil ami, et en ami vieux que je suis. Lauriane, comme chacun en ce bas monde, peut avoir des petits travers, mais c'est un parfait honnête homme : il vous fait en vous épousant un honneur dont vous êtes digne. J'en suis infiniment heureux. Je vous souhaite tous les bonheurs.

Margot (que les larmes étouffent.)
Je vous remercie.

Lauriane
Eh bien, nous filons! (A Margot.)
Tu y es?

Lavernié (tendant la main à Lauriane.)
A bientôt, hein?

Lauriane (feignant de ne pas voir.)
A un de ces jours. (Laissant passer Margot.)
Passe, mon chat.
(Elle franchit le seuil de la porte. Lauriane la suit. A ce moment)

Lavernié
Lauriane!

Lauriane (se retournant.)
Eh?

Lavernié
Donne-moi la main.

Lauriane
Si tu veux.

Lavernié
Mieux que cela!… Allons!… Tu peux me la donner, je t'assure; tu peux me la donner tout à fait. Lauriane, j'ai deux mots à te dire. Assez à la légère, sans voir où nous allions, nous nous sommes, cette enfant et moi, un peu diverti à tes frais et t'avons régalé d'une mystification dont je crains que ton honnête bonne foi se soit émue plus que de raison. La comédie que nous t'avons jouée -- un peu trop bien, même, peut-être -- c'est moi qui en ai conçu le plan, dans le double but d'infliger à ton mauvais caractère une salutaire leçon et de venger, en la faisant rire, la gentillesse méconnue de celle qui va être ta femme. Mais les meilleures plaisanteries sont celles qui se prolongent le moins: celle-ci a duré plus qu'assez. Tu me vois extrêmement troublé et malheureux. J'ai tué comme un imbécile, en voulant faire l'homme d'esprit, la tranquillité de mon ami rien ne m'en consolera; je te prie de me pardonner. Je sais qu'une parole dite est dite à tout jamais; je n'espère donc pas effacer de ta mémoire les mensonges à dormir debout dont j'ai si bêtement berné ta crédulité confiante. Mais avant que tu quittes cette maison, tu me permettras bien, n'est-ce pas, pour le soulagement de ma conscience, ma main sur ton épaule et mes yeux dans tes yeux, de te jurer sur tout ce que je peux concevoir au monde de plus sacré et de plus cher, sur mon honneur, sur Dieu, sur tout, que jamais, tu m'entends? jamais!… pas une fois, pas une minute, je n'ai été l'amant de Marguerite.
(Un temps. Lauriane, rassuré, convaincu, le regarde dans l'oeil avec une fixité goguenarde, puis haussant les épaules)

Lauriane
Je le sais bien.
(Il sort.)


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