La Cruche
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Acte deuxième - Scène IV

Georges Courteline

Acte deuxième - Scène IV

Lauriane (comme un fou.)
Margot! Margot!

Lavernié
Quoi! Margot?

Lauriane
Elle est ici! Allons, ne mens pas!… Il est inutile de feindre. Je te répète qu'elle est ici!

Lavernié
Qui est-ce qui te dit le contraire?

Lauriane
Tu avoues!

Lavernié
Permets!…

Lauriane
Avoues-tu, oui ou non?

Lavernié
On n'avoue qu'un crime ou qu'un tort.

Lauriane
Pas de grands mots! Tu es son amant?

Lavernié
Il y a beau jour!

Lauriane
Canaille!

Lavernié
Eh! là!…

Lauriane
Misérable! Polisson! Drôle!

Lavernié (très calme.)
S'il y a un drôle ici, c'est toi!

Lauriane
Moi?

Lavernié
Oui, toi! Et puis, un peu de calme, ou nous allons nous fâcher. Qui est-ce qui m'a bâti un fou furieux pareil?

Lauriane
Je te dis…

Lavernié
Assez!

Lauriane
Mais…

Lavernié
C'est bon! Je ne veux pas de scandale chez moi! Je tiens à la considération des concierges et du voisinage, et les faiseurs de chiqué feront bien de se tenir sur leurs gardes. Je suis homme à les empoigner par la boucle du pantalon et à les envoyer méditer dans la cage de l'escalier sur l'inconvénient qu'il y a à jouer les épileptiques devant les gens de sens rassis.(Il ferme la porte du fond.)
Là-dessus, mon vieux, tu peux entrer et faire comme Cinna, prendre un siège. De quoi s'agit-il? Qu'est-ce qu'il y a?

Lauriane
Il y a que tu es un faux ami!

Lavernié
En voilà la première nouvelle.

Lauriane
Il y a que ta conduite à mon égard a été le dernier mot de la traîtrise et de la félonie! Il y a que tu t'es joué de ma bonne foi, que tu as trompé ma confiance, et que tu as absusé de mon hospitalité.

Lavernié
En quoi faisant?

Lauriane
En me dérobant ma maîtresse.

Lavernié
Tu me l'avais donnée.

Lauriane
Moi?… Quand ça?
Lavernié.
Je précise : le 27 août dernier, rue de Sucy, au Bas-Chennevières, à huit heures quarante-cinq du soir; le même jour où je t'avertissais du danger que l'on court à mener les cruches à l'eau, rapport aux éclaboussures.

Lauriane
Aucun souvenir.

Lavernié
Aucun souvenir? Trop de cigarettes, Lauriane, ça attaque la mémoire. Alors, non… -- Pardon, tout à l'heure… --
tu ne me l'avais pas, ta maîtresse, fourrée de force entre les doigts, après avoir, pauvre petite, sacrifié sa dignité de femme et l'intimité d'un passé que tu entachais de gaieté de coeur à l'imbécile plaisir de te donner en spectacle et de jouer au casseur d'assiettes! Tu ne m'y as pas convié peut-être, à en prendre à mon aise et à faire comme chez moi?… Et: "J'en ai plein le dos, de Margot! " et "Je n'ai pas pour habitude de m'éterniser dans le collage! " et "Crois-tu que j'hésiterais jamais entre un camarade et une femme?…" Mirages? Illusions? Chimères? Tu ne m'as pas dit un mot de tout cela et c'est moi qui en ai menti?

Lauriane
Si j'ai tenu un pareil langage, c'est que j'ai eu, pour le tenir, des raisons dont j'étais seul juge. Tu aurais dû le comprendre.

Lavernié
Je ne l'ai pas compris.

Lauriane
Cela ne fait l'éloge ni de ta délicatesse ni de ta perspicacité.

Lavernié
Veux-tu ma façon de penser?

Lauriane
Que veux-tu que j'en fasse?

Lavernié
Ton profit. Tu es un grotesque.

Lauriane
Plaît-il?

Lavernié
Un grotesque! Je te le dis entre quat' z'yeux, afin que tu n'en ignores pas, et c'est bien la moindre des choses,
qu'ayant péché par vantardise, tu expies par humiliation. Abrégeons. Où veux-tu en venir? Si c'est une affaire que tu cherches, je suis à ta disposition.

Lauriane
J'avais fait mes preuves avant toi.

Lavernié
N'en parlons plus. Alors?

Lauriane
Alors?… Alors, je suis bien aise de t'avoir dit ton fait. Voilà, mon bon. Quant à Margot, elle me payera cela, je te le déclare.

Lavernié
Elle ne te payera rien du tout.

Lauriane
Parce que?

Lavernié
Parce que tu viens de dire un mot de trop; parce que l'amour-propre vexé d'un jocrisse convaincu de sottise est capable des pires lâchetés pour en assouvir ses rancunes, parce qu'enfin, en un mot comme en cent, c'est à moi, tu entends, Lauriane c'est à moi seul que Marguerite rendra désormais des comptes, s'il me plaît de lui en demander.

Lauriane
Ce serait raide.

Lavernié
Ce sera ainsi.

Lauriane
C'est ce que nous verrons.

Lavernié
C'est tout vu!… Et, d'ailleurs, l'incident est clos! et tu as dit assez de niaiseries pour une fois! et tu m'agaces, et tu m'assommes, et c'est bien simple, et la question va être tranchée tout de suite. (Il va à la porte de droite qu'il ouvre.)
Marguerite, un mot, je te prie.
(Entre Margot.)

Margot (à la vue de Lauriane.)
Charles!

Lauriane
Malheureuse!

Lavernié
Toi, silence!… Margot, voici de quoi il retourne: Monsieur, qui avait eu la chance fabuleuse de placer ses grâces relatives et le peu de jeunesse qui lui reste entre tes mains blanches et propres n'a eu de cesse que tu n'aies échoué entre les miennes.

Margot
Je ne comprends pas.

Lavernié
Si j'essayais de te faire comprendre à quels extravagants calculs le besoin de faire le malin et d'étonner la galerie peut amener un imbécile, nous serions encore ici demain.

Lauriane (à mi-voix.)
Goujat!

Lavernié
Je suis un bon garçon, de commerce doux et facile. Devant les insistances réitérées de monsieur, j'ai envoyé mes scrupules voir ailleurs si j'y étais et je suis devenu ton amant, pour son plus grand bien, pour le mien, et pour le tien également, je l'espère. Bon! A cette heure, autre musique. Monsieur, qui veut bien faire des libéralités à quiconque n'en usera pas, et se couvrir de gloire à bon compte, tombe ici comme un mascaret, m'accablant d'injures et de reproches et parlant de carte à payer. Tu m'aimes?

Margot (très gênée.)
Mon Dieu…

Lavernié
Réponds. Tu m'aimes?

Margot (tout bas.)
Oui.

Lavernié
Tu en es bien sûre?

Margot (de même.)
Bien sûre.

Lavernié
Donne ta bouche. (Il la baise aux lèvres.)
C'est signé, Margot. De cet instant, tu es ici chez toi et voici ta
chambre à coucher. Quitte ton chapeau. Ote tes gants.
(Un temps.)

Lauriane
Ah! çà… mais… et moi?

Lavernié
Toi?

Lauriane
Oui, moi?… Qu'est-ce que je deviens, moi, dans tout ça? Et de quoi est-ce que j'ai l'air? "Ote tes gants! Voici ta chambre! C'est signé! " Tu aurais pu me consulter. J'avais le droit de placer un mot, je pense.

Lavernié
Ton rôle est joué. Tu peux te retirer. Bonjour.

Lauriane
Je m'en irai quand ça me plaira.
(Il quitte son pardessus.)

Lavernié
A moins que tu ne me mettes hors de moi.

Lauriane
Auquel cas?

Lavernié
Auquel cas, moi, je te mettrai hors d'ici.

Lauriane
Je me moque de tes menaces comme de toi-même. Je passerai le seuil de cette porte quand j'aurai parlé à madame.

Lavernié
Qu'est-ce que tu veux lui dire?

Lauriane (avec éclat.)
Cela ne te regarde pas. Si nous avons des secrets, je dois te les livrer? Non, mais tu es extraordinaire! Veux-tu lire ma correspondance? (Tirant de sa poche un trousseau de clés.)
Tiens, voilà les clefs de chez moi!

Lavernié (après une courte réflexion.)
Garde tes clefs. Je te demande pardon. J'oubliais que tu peux avoir, toi aussi, tes affaires à mettre en ordre et de petits comptes à régler. Règle-les donc en paix, et surtout en silence, si tu désires, comme je le crois, ne pas envenimer l'incident de complications fâcheuses, que je regretterais autant que toi. Au cours des discours qui vont suivre, tu vas avoir à prononcer mon nom et à t'occuper de ma personne; à cet égard, tu as toute liberté de langage, je te prie même de ne pas te gêner. Tu m'as déjà appelé canaille, drôle, misérable et polisson, tu peux, dans cet ordre d'idées, aller de l'avant aussi longtemps et aussi loin qu'il te plaira: je n'y vois aucun inconvénient. Mais, en ce qui concerne celle-ci, c'est une autre paire de manches. Elle a droit à ma protection et, le cas échéant, à mon aide… Je la recommande à ta courtoisie…(Il fixe Lauriane dans les yeux, puis le doigt en l'air.)
Ni menaces, ni gros mots, n'est-ce pas? Je vous laisse causer. A tout à l'heure! Tu as un quart d'heure, montre en main.
(Il sort.)


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