La Cruche
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Acte deuxième - Scène V

Georges Courteline

Acte deuxième - Scène V

Lauriane (à Lavernié sorti.)
Toi tu as une certaine chance que j'aie reçu de l'éducation. Si je n'étais pas sous ton toit, j'irais t'apprendre les usages avec une bonne paire de claques! Y a-t-il des mufles, Seigneur! (A Margot)
Voilà pourtant ce que tu m'attires! C'est à tes bons offices que je dois d'être traité comme la boue du paillasson par mon plus ancien camarade! Mes félicitations sincères! Tu as fait là de belle besogne! Ah! mauvaise race! Allons, lève-toi! partons! Je ne resterai pas ici une minute de plus.(Il endosse son pardessus.)
Tu es sourde? Je te dis de te lever. Après ce que je viens d'apprendre, je n'ai plus qu'à affranchir ma vie d'une liaison qui la déshonore, mais il faut que les choses soient faites correctement. Notre logis -- le mien, à partir d'aujourd'hui -- est plein d'affaires qui t'appartiennent, de petits bibelots, d'objets de toilette; tu vas venir enlever tout ça. Par la même occasion, nous arrêterons ensemble les conditions d'une séparation que tu as rendue inévitable. Je ne suis pas un coeur sec: je garde le souvenir des bonnes heures vécues en commun. J'entends donc, je ne dirais pas assurer ton existence, du moins parer à tes premiers besoins, dans la mesure de mes moyens, bien entendu. C'est de quoi nous ne pourrons causer que chez nous et entre nous. Viens!

Margot
Non.

Lauriane
Tu refuses? C'est un parti pris? (Silence et immobilité de Margot.)
Soit! Je ferai les choses jusqu'au bout! J'ai passé mon existence à être le valet de tes caprices; une fois de plus une fois de moins, nous ne sommes pas à cela près.(Il pose son chapeau sur un meuble, vient se poster ensuite près de Margot, et la regarde en silence. Brusquement:)
Eh bien, parle! Qu'est-ce que tu attends?

Margot (étonnée.)
Que je parle?

Lauriane
Oui.

Margot
Je n'ai rien à te dire.

Lauriane
Naturellement! J'attendais ça! Comme toutes les femmes prises sur le fait, tu voudrais éviter une explication. Trop commode. Tu ne l'éviteras pas. A moins d'être une fille, et ce n'est pas ton cas, on ne trompe pas un homme sans motifs. Je veux savoir à quel malentendu je dois le coup de couteau qui me frappe aujourd'hui et dont je ne me remettrai jamais… en supposant que j'y survive. Oh! je ne fais pas de mélodrame. Mais je ne suis plus à l'âge où l'on recommence sa vie, et tu as brisé la mienne. Privé de l'unique rayon qui éclairât ma destinée, désormais seul, sans but, sans famille, sans espoir, je ne vois guère plus qu'une chose à faire. aller réfugier mon chagrin entre les bras de celle qui fait tout oublier.
(Un temps, il attend patiemment l'effet de son petit discours; mais la jeune femme restant muette, il commence à se troubler.)
(Des inquiétudes lui viennent. Il reprend enfin, d'une voix larmoyante qui cherche à apitoyer.)
Car enfin, te représentes-tu ce qu'elle va être, mon existence?… la succession de mornes journées de bureau croulant sinistrement, les unes sur les autres, dans l'éternel recommencé des mêmes besognes imbéciles?… les dimanches, les affreux dimanches, tués minute par minute, à coups de bâillements et de cigarettes, sur la molesquine défoncée des petits cafés d'habitués?… et les retours, la journée finie, par la pluie, la neige, la tempête, vers un logement à jamais déserté… une salle à manger vide… une chambre à coucher vide?…(Il s'émeut, les larmes le gagnent. Silence et immobilité de Margot. Nouveau silence. Il soupire longuement, puis poursuit:)
Alors, non? Tu ne veux pas venir? C'est une idée bien arrêtée?… Tu sais cependant où je vais si tu me laisses passer seul cette porte?
(Mutisme de Margot.)
Je la passe?…
(Même jeu.)
Je la franchis?
(Même jeu.)
C'est bien!
(Il va à la porte du fond, s'arrête net et, quittant son pardessus qu'il pose au fond.)
Et puis non, toutes réflexions faites, je n'attenterai pas à mes jours. Ce n'est pas que je tienne à ma peau -- je la vendrais cinq sous si je trouvais un acheteur -- mais le même coup qui guérirait mon mal mettrait à jamais dans ta vie un remords qui l'empoisonnerait: cette considération me dicte ma conduite. Le nouveau gage de tendresse que je te donne ainsi aujourd'hui ne te trouvera pas insensible, je l'espère, surtout venant après tant d'autres dont je te laisse le soin d'évoquer le souvenir… J'ai cru pouvoir me permettre cette petite observation avant de prendre de toi le suprême congé auquel il faut bien que je me résigne(après avoir espéré vainement une parole qui le retienne)
puisque je vois que tu me l'imposes… (Mutisme de Margot.)
J'ajouterai, non sans amertume, que je croyais occuper plus de place dans ton coeur.
(Il gagne le fond du théâtre, met la main au bouton de la porte et, tout à coup)
Voyons, nous n'allons pas nous quitter en ennemis; ce serait bête et monstrueux. Nous avons eu des torts mutuels : c'est l'histoire de tous les ménages. Peu importe auquel de nous deux en revient la part la plus grosse. Que ce soit à toi, c'est probable; mais je veux laisser ce point dans l'ombre. Un fait est la fonction du sage est de prêcher la raison au fou, comme la mission du plus vieux est d'aller au devant du plus jeune. Eh bien, je vais au devant de toi… Je vois ta jeunesse menacée, j'ai le devoir de t'ouvrir les yeux. Réfléchis à ce que tu vas faire : prends bien garde à l'irréparable!… Ecoute; rien n'est perdu encore; mon âme n'est pas fermée à toute pitié et peut-être le pardon que je sens germer dans mon coeur monterait-il vite à mes lèvres si un bon mouvement de ta part… une parole de regret… un petit quelque chose, enfin. (Silence de Margot.)
Je ne suis pourtant pas exigeant. Dis un mot!… (Silence.)
Non?… (Silence.)
Veux-tu que je te pardonne pour rien?… Non?…(Silence.)
Adieu donc et cette fois pour toujours. Je m'en vais la conscience tranquille. J'ai tout fait! Advienne que pourra.
Il prend son chapeau et son pardessus et il sort. Marguerite a un regard à la porte qui se rouvre presque aussitôt. Lauriane rentre et, revenu une fois encore à la jeune femme.
Et si je t'épousais, Marguerite?

Margot (stupéfaite.)
Moi?

Lauriane
Pourquoi pas?

Margot
Tu es fou!

Lauriane
Fou?… A cause? Ce qui est fou, c'est d'avoir tant tardé à faire une chose raisonnable. Vois-tu, j'ai un défaut; je n'en ai qu'un, mais je l'ai bien: je ne suis pas un expansif; j'ai horreur des démonstrations. Tout notre malheur vient de là. Pareil à beaucoup d'hommes -- car c'est nous les grisettes, les romances et les petites fleurs bleues! -- j'ai la pudeur d'une sentimentalité que tu ne m'as jamais soupçonnée et que je dissimule comme une tare! Eh bien, il est temps que tu me connaisses, je suis las de t'être étranger! (Tombant à ses pieds.)
Marguerite, tu m'es plus chère que tout! Marguerite, je n'ai que toi au monde! Marguerite, si tu m'abandonnes, c'est le sol qui s'ouvre sous mes pieds! Je te supplie d'être ma femme!

Margot (avec un accent de douloureuse et profonde lassitude.)
Relève-toi et finissons-en. Toutes ces paroles m'étourdissent.

Lauriane (se levant.)
Ce sont des paroles sincères.

Margot
Il est possible qu'elles le soient, possible qu'elles ne le soient pas, je n'en sais rien, toi non plus peut-être, et au fond, qu'est-ce que cela peut faire? puisque fatalement, inévitablement, elles auront raison de ma faiblesse. Oh! sur ce point, je n'ai aucun doute à avoir, aucune illusion à garder; je ne tenterai même pas d'une lutte où je suis d'avance vaincue. Il y a des gens qui naissent vaincus, j'ai le malheur d'être de ceux-là; je n'ai qu'à en prendre mon parti. Tu veux m'épouser? Epouse-moi. Cela me laisse indifférente et ce n'est pas, sois-en convaincu, la perspective du mariage qui me ramène entre tes mains dont je me croyais libérée. J'y reviens, parce qu'une puissance plus forte que toutes mes forces me donne l'ordre d'y revenir, parce que la nature m'a refusé le pouvoir de répondre: "Je ne veux pas" à quiconque me dit : "Je veux", et parce que ma Résolution est pareille à ces pierres de grès qui s'émiettent sous le doigt et deviennent du sable. J'avais mon petit bien que je croyais à moi, bien conquis et bien acquis. Tu le veux? Le voici, je te le donne. Comme avant cinq minutes tu me l'aurais repris, j'aime mieux t'en faire cadeau tout de suite et qu'il n'en soit plus question. Vois-tu, il n'y a pas à se débattre; quand on ne peut pas on ne peut pas.(Elle se lève.)
Et maintenant, allons-nous en, car mon dernier écheveau de courage est à bout, et j'ai bien mal à la tête.

Lauriane
Marguerite!


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