La Cruche
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Acte deuxième - Scène II

Georges Courteline

Acte deuxième - Scène II

Lavernié (qui est allé ouvrir.)
Tiens, Lauriane!

Lauriane
Te voilà, toi! Tu as de la veine que le hasard m'ait amené devant ta porte, autrement, je t'envoyais chercher avec une trique.

Lavernié
Peste!

Lauriane
Est-ce que tu te moques du monde? Comment, voilà trois semaines que nous sommes de retour… Ne dis pas que tu l'ignorais.

Lavernié
Je ne l'ignorais pas, je le confesse!

Lauriane
Tu ne l'ignorais pas, tu le confesses! et tu n'as pas, en trois semaines, trouvé le moyen, une toute petite fois par hasard, de venir nous souhaiter le bonjour? C'est honteux!

Lavernié
Ne m'en parle pas; j'ai de la besogne jusque par-dessus les épaules.

Lauriane
Pauvre trognon! Tu peins la nuit? A la lampe ou à la chandelle?… Tu es un lâcheur, voilà mon opinion.

Lavernié
Je la respecte.

Lauriane
A la bonne heure. Je te donne la main tout de même, mais c'est bien pour montrer que je suis une riche nature. Comment vas-tu?

Lavernié
On se défend. Et toi?

Lauriane
On se maintient.

Lavernié
Un cigare?

Lauriane
Jamais! Ça attaque le coeur. Je ne fume que des cigarettes. (Arrêté devant le chevalet.)
Joli, cela! Qui est-ce?

Lavernié
Une dame.

Lauriane
Elle en a un oeil. Quel oeil!… Et un collier! Oh! ce collier!… Des perles, hein?… Il n'y a pas d'erreur, c'est rudement bien imité… Qu'est-ce que je voulais donc dire?… Ah! oui. Tu ne fais rien ce soir?

Lavernié
Rien que je sache.

Lauriane
Alors, je vais faire une course. Prends-moi donc à six heures et demie à la terrasse du petit café. On boira un vermouth et on dînera ensemble.

Lavernié
Où ça?

Lauriane
A la maison.

Lavernié
Chez toi?

Lauriane
Oui.

Lavernié
Non.

Lauriane
Non?

Lavernié
Non.

Lauriane
Voilà du nouveau. Qu'est-ce qui te prend? Tu as peur de mal manger?

Lavernié
Etant facile à nourrir comme tous les gens qui n'aiment rien, je me soucie peu de la table. Non, j'ai, pour ne pas me rendre à ton invitation, dont je te suis fort obligé, des motifs d'un ordre spécial, que je te demanderai, mon cher Lauriane, la permission de garder pour moi.

Lauriane (très étonné.)
Ah?

Lavernié
Et j'ajoute, toujours avec ta permission, que tu ne gagnerais rien du tout à les connaître.

Lauriane
En ce cas, je te prie de me les dire.

Lavernié
Laisse-moi n'en rien faire.

Lauriane
Pardon! Je n'admets pas le droit que tu t'arroges de piquer ma curiosité et d'éveiller mon inquiétude. En voilà des façons!

Lavernié
L'événement m'y contraint.

Lauriane
Je t'invite à parler.

Lavernié
Tu as tort.

Lauriane
C'est possible. La suite le démontrera. En attendant, je m'installe ici, et n'en bougerai, je te le déclare, qu'après avoir reçu de ta bouche un éclaircissement qui m'est dû. (Il prend place sur le sofa.)
J'ai dit. Je suis tout oreilles. Cause.

Lavernié
Tu l'exiges? Eh bien, allons-y! Aussi bien, quelles que doivent en être les conséquences, mieux vaut une explication franche qu'une situation fausse.

Lauriane
C'est mon avis.

Lavernié
Parfait. Are you ready?

Lauriane
Yes.

Lavernié
Go! Je couche avec Margot. Voilà.
(Un temps, puis)

Lauriane (égayé.)
Tiens! Tiens! Tiens!

Lavernié
Le procédé, à première vue, peut te paraître un peu cavalier et sans gêne, mais à la réflexion tu me rendras cette justice que j'aurais été bien naïf de ne pas suivre tes conseils et de ne pas mettre à profit les libertés auxquelles tu m'avais convié.

Lauriane (se levant.)
Elle est bonne.

Lavernié
Comment, elle est bonne?

Lauriane
Tu la fais bien.

Lavernié
Quoi, je la fais bien?… (Lauriane rit.)
Ah çà! Tu ne me crois pas?

Lauriane
Quelle erreur! Je ne fais que ça.

Lavernié
Sabre et mitraille! La vie est fertile en surprises et voilà bien la chose du monde à laquelle je m'attendais le moins… Ainsi, Margot et moi?…

Lauriane (malin.)
Des dattes!

Lavernié
Moi et Margot?…

Lauriane (même jeu.)
Des navets!

Lavernié
Et qui t'autorise, je te prie, à douter de mon affirmation?

Lauriane (haussant les épaules.)
Ne te fais donc pas plus bête que tu n'es, Lavernié. (Lavernié veut parler. Lauriane, l'interrompant:)
D'abord, si c'était vrai, tu ne viendrais pas me le dire, puis, le jour où Margot me trompera, ce ne sera pas avec toi, tu peux être tranquille.(Nouvelle interrogation de Lavernié. Lauriane, discrètement goguenard)
Tu ne t'es donc jamais regardé dans la glace?

Lavernié (au comble de la joie.)
Très bien! Excellent! Parfait! Voilà une pierre dans mon jardin que je suis ravi d'y recevoir; elle m'enlèverait mon dernier remords si j'en eusse conservé quelqu'un. Rien de tel comme un coup de fer rouge sur l'amour-propre des gens pour cicatriser leurs scrupules.

Lauriane (ironique.)
Oui, mon vieux.

Lavernié
Décidément, tu as pour moi toutes les prévenances, et tu es le roi des amis. Sacré Lauriane, va!

Lauriane (ironique.)
Oui, mon vieux.
(Ils se regardent et rient. Echange de bourrades amicales. Après quoi…)

Lavernié (avec le plus grand sérieux.)
Eh bien, alors, c'est entendu. L'affaire s'étant élucidée à la satisfaction de tous deux, je n'ai plus qu'à couronner tes voeux en choquant le verre avec toi à notre vieille amitié. Au petit café, tu dis?…

Lauriane
A six heures et demie.

Lavernié
Tu peux compter sur moi, j'y serai. Et pas de cérémonie, n'est-ce pas?… La soupe et le boeuf…

Lauriane
… les quatre mendiants.

Lavernié
C'est bien cela. A tout à l'heure.

Lauriane
A tout à l'heure. Sacré Lavernié!

Lavernié
Oui, mon vieux.
(Lauriane va pour sortir. A ce moment, sur le seuil de la porte même qu'il vient d'ouvrir, Camille apparaît.)

Camille (à Lavernié.)
Bonjour, maître.

Lauriane
Madame Marvejol, Dieu me damne!

Camille
Monsieur Lauriane, Dieu me pardonne! Charmée de vous rencontrer.

Lauriane
Qu'est-ce que je dirai, alors? Inutile de vous demander des nouvelles de votre santé. Jamais on ne vous vit plus charmante et plus jeune. J'ai cru, quand vous êtes apparue, que c'était le printemps qui revenait.

Camille
Je me suis souvent demandé où vous alliez chercher les belles choses que vous me dites.

Lauriane (galant.)
Je les lis dans vos yeux.

Camille
L'image n'est pas très claire, mais l'intention est excellente… (A Lavernié.)
Eh bien, maître, vous ne dites rien?

Lavernié
Je…

Camille
Je vous dérange?…

Lavernié
Aucunement.

Camille
J'en suis bien aise. Je viens pour le portrait.

Lauriane (curieux.)
Un portrait?

Lavernié (surpris.)
Quel portrait?

Camille
Comment quel portrait?… Mon portrait!

Lauriane
Tu devais faire le portrait de madame, et tu…

Lavernié (feignant de se souvenir.)
Où avais-je la tête?

Lauriane (sévère.)
Je me le demande. (A Camille.)
Ce n'est pas à moi que ces choses-là arriveraient.

Camille
Il faut se montrer indulgent avec monsieur Lavernié. Il est si pris depuis quelque temps, si occupé, si absorbé, qu'on ne saurait prendre en mauvaise part l'infidélité de ses souvenirs. N'est-ce pas, maître?

Lavernié
Il est vrai, madame, que j'ai mille excuses à vous faire; mais mes torts sont réparables, et si vous voulez bien me permettre de consulter mon agenda nous allons, dès à présent, fixer notre première séance.

Camille
Je vous en prie.
(Lavernié remonte du fond.)

Lauriane (bas à Camille.)
Camille!… ma chère Camille!… Vous savez que je vous aime toujours.

Camille
Vous êtes bien gentil, je vous remercie. Un simple conseil, mon ami; au lieu de butiner dans le parterre des autres
vous feriez mieux…
(Elle s'interrompt.)

Lauriane
Je ferais mieux… ?

Camille
Ne faites pas attention, je ne sais pas ce que je dis… Ecoutez, vous allez descendre…

Lauriane
Bien.

Camille
Et vous m'attendrez à l'étage au-dessous. J'aurai peut-être à vous parler.

Lauriane
Je vous ai comprise. Vous êtes bonne… Merci… Ah! merci!

Camille
Allez!

Lauriane (haut à Lavernié.)
Dis donc, je file, moi.

Lavernié
Bon voyage!

Lauriane
Et sois exact, hein?

Lavernié
Sois tranquille!

Lauriane (à la porte du fond et saluant Camille.)
Madame…

Camille
Bonjour, monsieur Lauriane.
(Lauriane avec un clignement d'yeux et un geste, indique à Camille l'étage au-dessous, puis sort.)


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