La Cruche
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Acte premier - Scène V

Georges Courteline

Acte premier - Scène V

Margot
Tu es souffrant?

Lauriane
Pourquoi?

Margot
Tu es rouge comme un coquelicot.

Lauriane
Tiens, j'en ai le droit, je suppose, depuis deux heures que j'use mon huile de bras à faire fonctionner la pompe!…
Il n'y a pas de prise d'eau, ici. Si on m'y revoit, dans cette maison, j'ose dire que ce sera dans un songe.

Margot
Tu as encore l'air de t'en prendre à moi!

Lauriane
Je sais ce que je dis.

Margot (les larmes aux yeux.)
Oh! Oh! Oh! Oh!

Lauriane
Et puis, pas de musique! Je ne suis pas d'humeur à la supporter!… pas plus que tes airs de victime!… Aussi bien,
je l'avais oublié, nous avons à causer.

Camille
Je vous gêne?

Lauriane
En aucune façon, chère amie. Je vous prierai même de demeurer, car l'instant est venu pour moi d'ouvrir aux
étrangers la porte de ma maison et de mettre ma vie au soleil.

Margot
Vous allez voir que j'ai encore commis des crimes.

Lauriane
Pas de grands mots!… (Se fouillant.)
Où l'ai-je fourré?… Le voici… Qu'est-ce que c'est que ça?

Margot
Un pierrot.

Lauriane
Un pierrot… Je ne te l'ai pas fait dire!… l'espoir du printemps et l'amour d'une mère! Au faîte de ce hêtre se balançait doucement un nid qui faisait mon attendrissement, où se battaient, s'ébattaient, se débattaient trois nouveau-nés, sans barbe et sans moustache encore!… Et c'était pour moi une fête de jeter en passant un sourire aux espiègleries de leur ingénuité. Total : l'appartement vide, et la mère en pleurs sur la branche!… Le chat de madame a passé par là!… Charmant animal!… Que je le chope au bout de mon fusil, et je lui colle deux balles dans la peau; vous verrez si ça fera un pli. Pan! Pan!

Margot (souriant.)
Tu n'as pas de fusil.

Lauriane
C'est possible. Que je mette la main dessus alors; et je lui fais sauter la queue d'un coup de hache. Bing!

Margot
Tu n'as pas de hache.

Lauriane
Non? Eh bien, je l'enverrai, la tête la première, voir au fond du puits si j'y suis.

Margot
Il n'y a pas de puits.

Lauriane
Je me tue à le dire! Encore un des avantages de cette extraordinaire maison. Ah! je t'en aurai, des obligations… Je t'en dois des actions de grâces!… Allons! plus un mot! Silence! Ne m'oblige pas à te rappeler qu'il n'y a qu'un maître chez nous.

Margot
Croyez-vous, hein?

Camille
Il plaisante… Voyons, monsieur Lauriane…

Lauriane
Chère madame, je n'ai pas l'habitude d'exposer au grand jour ni mes pleurs ni mes plaies. Mettons que je plaisante et n'en parlons plus.
(Il remonte.)

Camille (bas, à Margot.)
Il n'est pas méchant, au fond.

Margot
Je sais bien… Mais tout de même… C'est à en tomber malade, voyez-vous…

Lauriane (au fond, l'oeil au loin parti à la découverte du facteur rural qui ne vient pas.)
Toujours pas de dépêche!… (Un gamin entre en courant et hors d'haleine.)
Qu'est-ce qu'il y a? Tu n'es pas le facteur, toi?

Le gamin
Non, m'sieu.

Lauriane
Eh bien?

Le gamin
M'ame Marvejol, s'il vous plaît?

Camille
C'est moi, petit. Que me veux-tu?

Le gamin
C'est un monsieur qu'est là-bas, au bord de la rivière, qui pêche et qui a les pieds dans l'eau. Alors, il m'a dit comme ça de dire comme ça à madame que chaque fois qu'il allait pêcher, madame lui emportait ses chaussures; alors que madame les lui rende, rapport qui peut pas revenir sans.
(Lauriane rit.)

Camille (vexée.)
Pourquoi riez-vous? Simple distraction… Va à côté, petit, la bonne t'en fera un paquet.

Lauriane
C'est tout de même extraordinaire ce télégramme qui n'arrive pas!(A Ursule qui est venue sur le seuil de la porte y secouer son panier à salade.)
Le télégraphiste n'est pas venu?

Ursule
Le télégraphiste? Si, monsieur.

Lauriane
Le télégraphiste est venu?

Ursule
Y a au moins une heure.

Lauriane
Quoi faire?

Ursule
Apporter une dépêche.

Lauriane
Pour qui?

Ursule
Pour vous.

Lauriane
Eh bien, où est-elle?

Ursule (la tirant de sa poche.)
La voici. J'attendais que Monsieur me la demande.

Lauriane
Buse! Brute!… A-t-on idée de ça!… et vous croyez que des êtres pareils, la Société ne ferait pas mieux de les
détruire?

Ursule (épouvantée.)
Monsieur veut me détruire?

Lauriane
Zut! Silence! Sortez de mes yeux, vous et votre panier à salade! Vous m'exaspérez, tous les deux!

Ursule (disparaissant.)
Eh bien, en voilà une affaire!
Lauriane, du doigt, fait éclater le pli; il y jette un coup d'oeil, pousse un cri et disparaît précipitamment à l'intérieur de
l'habitation, laissant Margot et Camille stupéfaites.

Camille
Eh bien?

Margot
Comment?

Camille
Qu'est-ce qu'il y a?

Margot
Je ne comprends pas… Il attendait une dépêche… mais… je ne sais…

Camille
Une mauvaise nouvelle, peut-être!

Margot
J'espère que non… D'ailleurs, le voici…
(Lauriane, en effet, apparaît, transfiguré, rajeuni de vingt ans. Il a passé une redingote qu'il achève de refermer sur lui.)
(Margot s'est élancée, mais lui, sans violence, l'écarte de la main droite, va droit à Camille et se penche pour l'embrasser.)

Lauriane
Belle dame…

Camille
Ah çà!…

Lauriane (en l'embrassant.)
Permettez!

Camille
Il m'effraye.

Lauriane (en embrassant Margot sur les deux joues.)
Et toi aussi, ma fille, toi aussi!… Nous ne sommes pas toujours d'accord, mais une minute comme celle-ci fait oublier bien des mauvaises journées! Enfin, ne parlons plus de ces choses attristantes! L'éponge est passée. Tout est dit.

Margot (très étonnée.)
Mon Dieu…

Lauriane (lui tendant la dépêche.)
C'est fait. Lis.

Margot (lisant.)
"Vu le ministre. L'affaire est dans le sac. J'arrive. "

Camille
Quelle affaire?

Lauriane (badin.)
Curieuse…

Camille
Les palmes! Dieu me pardonne!

Lauriane (modeste.)
Elles-mêmes!

Camille (à Margot.)
Vous ne pouviez pas le dire plus tôt, cachottière!

Margot
Si je m'étais trompée…

Lauriane (de même.)
Le mal n'eût pas été si grand… Pour l'importance que ça a…

Camille
Vous êtes trop modeste.

Lauriane
Allons donc!

Camille
Mes compliments!

Lauriane
Vous plaisantez!

Camille
Du tout!

Lauriane
Vraiment?

Camille
Vraiment.

Lauriane (désignant Margot.)
Alors, merci pour elle. (A Margot.)
Tu entends, on te complimente.(A Camille.)
Je vous ferai d'ailleurs remarquer qu'elle affecte un manque évident d'enthousiasme.

Margot
Moi?

Lauriane
Et que, sans se lancer dans des démonstrations incompatibles avec sa nature de fer-blanc, elle pourrait accueillir d'un visage moins tragique la distinction dont je suis l'objet… (Margot veut parler.)
… distinction, en somme flatteuse, et dont tout l'honneur est pour elle.

Margot
Mais c'est un parti pris!… Mais cela devient odieux!

Lauriane
Ça va bien.

Margot (à Camille.)
Lui ai-je dit quelque chose?

Camille
Tenez, vous êtes un monstre…! Pauvre petite! (Elle l'embrasse.)
Courez donc l'embrasser, vous aussi.

Lauriane (bas.)
Devant vous?

Camille
Pourquoi pas?

Lauriane
Puisque vous l'ordonnez!… (Il embrasse Margot du bout des lèvres.)
Sur ce, l'incident est clos… Fais voir la dépêche…(La relisant.)
"Dans le sac! " Sacré Lavernié! Ça me fait plaisir aussi pour lui! Nous allons nous faire du bon sang!

Camille
Quel Lavernié?

Lauriane (étonné.)
Henri Lavernié.

Camille
Le peintre?

Lauriane
Vous le connaissez?

Camille (très hésitante.)
De nom… un peu.
(Ursule entre.)


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