ACTE III - Scène VI



(Irène, alexis, gardes, qui se retirent après avoir mis un trophée aux pieds d'Irène.)

Alexis
Je mets à vos pieds, en ce jour de terreur,
Tout ce que je vous dois, un empire et mon coeur.
Je n'ai point disputé cet empire funeste ;
Il n'était rien sans vous : la justice céleste
N'en devait dépouiller d'indignes souverains
Que pour le rétablir par vos augustes mains.
Régnez, puisque je règne, et que ce jour commence
Mon bonheur et le vôtre, et celui de Byzance.

Irène
Quel bonheur effroyable ! Ah, prince ! Oubliez-vous
Que vous êtes couvert du sang de mon époux ?

Alexis
Oui ! Je veux de la terre effacer sa mémoire ;
Que son nom soit perdu dans l'éclat de ma gloire ;
Que l'empire romain, dans sa félicité,
Ignore s'il régna, s'il a jamais été.
Je sais que ces grands coups, la première journée,
Font murmurer la Grèce et l'Asie étonnée :
Il s'élève soudain des censeurs, des rivaux :
Bientôt on s'accoutume à ses maîtres nouveaux ;
On finit par aimer leur puissance établie :
Qu'on sache gouverner, madame, et tout s'oublie.
Après quelques moments d'une juste rigueur,
Que l'intérêt public exige d'un vainqueur,
Ramenez les beaux jours où l'heureuse Livie
Fit adorer Auguste à la terre asservie.

Irène
Alexis ! Alexis ! Ne nous abusons pas :
Les forfaits et la mort ont marché sur nos pas ;
Le sang crie ; il s'élève, il demande justice.
Meurtrier de césar, suis-je votre complice ?

Alexis
Ce sang sauvait le vôtre, et vous m'en punissez !
Qui ? Moi ? Je suis coupable à vos yeux offensés !
Un despote jaloux, un maître impitoyable,
Grâce au seul nom d'époux, est pour vous respectable !
Ses jours vous sont sacrés ! Et votre défenseur
N'était donc qu'un rebelle, et n'est qu'un ravisseur !
Contre votre tyran quand j'osais vous défendre,
À votre ingratitude aurais-je dû m'attendre ?

Irène
Je n'étais point ingrate : un jour vous apprendrez
Les malheureux combats de mes sens déchirés ;
Vous plaindrez une femme en qui, dès son enfance,
Son coeur et ses parents formèrent l'espérance
De couler de ses ans l'inaltérable cours
Sous les lois, sous les yeux du héros de nos jours ;
Vous saurez qu'il en coûte alors qu'on sacrifie
À des devoirs sacrés le bonheur de sa vie.

Alexis
Quoi ! Vous pleurez, Irène ! Et vous m'abandonnez !

Irène
À nous fuir pour jamais nous sommes condamnés.

Alexis
Eh ! Qui donc nous condamne ? Une loi fanatique !
Un respect insensé pour un usage antique,
Embrassé par un peuple amoureux des erreurs,
Méprisé des césars, et surtout des vainqueurs !

Irène
Nicéphore au tombeau me retient asservie,
Et sa mort nous sépare encore plus que sa vie.

Alexis
Chère et fatale Irène, arbitre de mon sort,
Vous vengez Nicéphore et me donnez la mort.

Irène
Vivez, régnez sans moi, rendez heureux l'empire :
Le destin vous seconde ; il veut qu'une autre expire.

Alexis
Et vous daignez parler avec tant de bonté !
Et vous vous obstinez à tant de cruauté !
Que m'offriraient de pis la haine et la colère ?
Serez-vous à vous-même à tout moment contraire ?
Un père, je le vois, vous contraint de me fuir :
À quel autre auriez-vous promis de vous trahir ?

Irène
À moi-même, alexis.

Alexis
Non, je ne le puis croire,
Vous n'avez point cherché cette affreuse victoire ;
Vous ne renoncez point au sang dont vous sortez,
À vos sujets soumis, à vos prospérités,
Pour aller enfermer cette tête adorée
Dans le réduit obscur d'une prison sacrée.
Votre père vous trompe : une imprudente erreur,
Après l'avoir séduit, a séduit votre coeur.
C'est un nouveau tyran dont la main vous opprime :
Il s'immola lui-même et vous fit sa victime.
N'a-t-il fui les humains que pour les tourmenter ?
Sort-il de son tombeau pour nous persécuter ?
Plus cruel envers vous que Nicéphore même,
Veut-il assassiner une fille qu'il aime ?
Je cours à lui, madame, et je ne prétends pas
Qu'il donne contre moi des lois dans mes états.
S'il méprise la cour, et si son coeur l'abhorre,
Je ne souffrirai pas qu'il la gouverne encore,
Et que de son esprit l'imprudente rigueur
Persécute son sang, son maître, et son vengeur.

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