ACTE IV - Scène III



(Alexis,léonce.)

Alexis
C'en est trop ; arrêtez :
Pour la dernière fois, père injuste, écoutez ;
Écoutez votre maître à qui le sang vous lie,
Et qui pour votre fille a prodigué sa vie,
Celui qui d'un tyran vous a tous délivrés,
Ce vainqueur malheureux que vous désespérez.
Le souverain sacré des autels de Sophie,
Dont la cabale altière à la vôtre est unie,
Contre moi vous seconde, et croit impunément
Ravir, au nom du ciel, Irène à son amant.
Je vous ai tous servis, vous, Irène et Byzance ;
Votre fille en était la juste récompense,
Le seul prix qu'on devait à mon bras, à ma foi,
Le seul objet enfin qui soit digne de moi.
Mon coeur vous est ouvert, et vous savez si j'aime.
Vous venez m'enlever la moitié de moi-même,
Vous qui, dès le berceau nous unissant tous deux,
D'une main paternelle aviez formé nos noeuds ;
Vous, par qui tant de fois elle me fut promise,
Vous me la ravissez lorsque je l'ai conquise,
Lorsque je l'ai sauvée, et vous, et tout l'état !
Mortel trop vertueux, vous n'êtes qu'un ingrat.
Vous m'osez proposer que mon coeur s'en détache !
Rendez-la-moi, cruel, ou que je vous l'arrache :
Embrassez un fils tendre, et né pour vous chérir,
Ou craignez un vengeur armé pour vous punir.

Léonce
Ne soyez l'un ni l'autre, et tâchez d'être juste.
Rapidement porté jusqu'à ce trône auguste,
Méritez vos succès… écoutez-moi, seigneur :
Je ne puis ni flatter ni craindre un empereur ;
Je n'ai point déserté ma retraite profonde
Pour livrer mes vieux ans aux intrigues du monde,
Aux passions des grands, à leurs voeux emportés :
Je ne puis qu'annoncer de dures vérités ;
Qui ne sert que son Dieu n'en a point d'autre à dire :
Je vous parle en son nom comme au nom de l'empire,
Vous êtes aveuglé ; je dois vous découvrir
Le crime et les dangers où vous voulez courir.
Sachez que sur la terre il n'est point de contrée,
De nation féroce et du monde abhorrée,
De climat si sauvage, où jamais un mortel
D'un pareil sacrilège osât souiller l'autel.
Écoutez Dieu qui parle, et la terre qui crie :
" tes mains à ton monarque ont arraché la vie ;
N'épouse point sa veuve. " ou si de cette voix
Vous osez dédaigner les éternelles lois,
Allez ravir ma fille, et cherchez à lui plaire,
Teint du sang d'un époux et de celui d'un père :
Frappez…

Alexis
(en se détournant.)
Je ne le puis… et, malgré mon courroux,
Ce coeur que vous percez s'est attendri sur vous.
La dureté du vôtre est-elle inaltérable ?
Ne verrez-vous dans moi qu'un ennemi coupable ?
Et regretterez-vous votre persécuteur
Pour élever la voix contre un libérateur ?
Tendre père d'Irène, hélas ! Soyez mon père ;
D'un juge sans pitié quittez le caractère ;
Ne sacrifiez point et votre fille et moi
Aux superstitions qui vous servent de loi ;
N'en faites point une arme odieuse et cruelle,
Et ne l'enfoncez point d'une main paternelle
Dans ce coeur malheureux qui veut vous révérer,
Et que votre vertu se plaît à déchirer.
Tant de sévérité n'est point dans la nature ;
D'un affreux préjugé laissez là l'imposture ;
Cessez…

Léonce
Dans quelle erreur votre esprit est plongé ?
La voix de l'univers est-elle un préjugé ?

Alexis
Vous disputez, Léonce, et moi je suis sensible.

Léonce
Je le suis comme vous… le ciel est inflexible.

Alexis
Vous le faites parler : vous me forcez, cruel,
À combattre à la fois et mon père et le ciel.
Plus de sang va couler pour cette injuste Irène,
Que n'en a répandu l'ambition romaine :
La main qui vous sauva n'a plus qu'à se venger.
Je détruirai ce temple où l'on m'ose outrager ;
Je briserai l'autel défendu par vous-même,
Cet autel en tout temps rival du diadème,
Ce fatal instrument de tant de passions,
Chargé par nos aïeux de l'or des nations,
Cimenté de leur sang, entouré de rapines.
Vous me verrez, ingrat, sur ces vastes ruines,
De l'hymen qu'on réprouve allumer les flambeaux
Au milieu des débris, du sang, et des tombeaux.

Léonce
Voilà donc les horreurs où la grandeur suprême,
Alors qu'elle est sans frein, s'abandonne elle-même !
Je vous plains de régner.

Alexis
Je me suis emporté :
Je le sens, j'en rougis ; mais votre cruauté,
Tranquille en me frappant, barbare avec étude,
Insulte avec plus d'art, et porte un coup plus rude.
Retirez-vous ; fuyez.

Léonce
J'attendrai donc, seigneur,
Que l'équité m'appelle, et parle à votre coeur.

Alexis
Non, vous n'attendrez point : décidez tout à l'heure
S'il faut que je me venge, ou s'il faut que je meure.

Léonce
Voilà mon sang, vous dis-je, et je l'offre à vos coups.
Respectez mon devoir ; il est plus fort que vous.
(Il sort.)

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