Acte III - Scène 5


Sophie (du fond.)
Monsieur Savinet.

Angèle
Hein !

Sophie
Si Monsieur veut entrer, voici toujours, Madame…

Savinet (entrant.)
Ah ! Madame, je vous salue…
(Sophie sort au fond.)

Angèle
Vous ici, monsieur… après ce qui s'est passé.

Savinet (descendant après avoir posé son chapeau sur la table.)
Je comprends, madame, que ma présence ait de quoi vous étonner ! Je sais qu'il est de règle, en matière de duel, de ne communiquer avec son adversaire que par l'entremise de ses témoins… Mais les règles, je ne sais pas qui les a faites… En tous cas, on ne m'a pas consulté. Par conséquent, je les enjambe.

Angèle
Ah !

Savinet
D'ailleurs, je tiens à parler précisément à monsieur Ribadier avant que nos témoins respectifs ne s'abouchent. Mais, au fait, je puis bien vous le dire ! En deux mots, voici ce qui m'amène ! J'ai surpris, n'est-ce pas, monsieur Ribadier chez ma femme.

Angèle
Ah ! le monstre !

Savinet
Ah ! Madame, ce n'est pas vous, c'est ma femme qui aurait dû dire ça ! Mais elle ne l'a pas dit ! Ce qui est fait est fait ! Il n'y a plus à revenir en arrière ! C'est bien établi ! J'avais agi envers monsieur Ribadier en parfait galant homme. Je ne lui avais demandé qu'une chose : garder le secret et ne pas renouveler autant que possible… ne pas renouveler, bien entendu…

Angèle
C'était de la générosité.

Savinet
N'est-ce pas ? Il ne l'a pas fait ! Je le regrette, mais maintenant que des tiers ont été mêlés à une aventure qui devait rester entre nous, j'estime qu'une rencontre est devenue inévitable. Ceci naturellement pour ceux qui savent. Maintenant, pour ceux qui ne savent pas, j'aime autant ne pas ébruiter l'affaire. Je serais très vexé de me singulariser à Bercy !

Angèle
Vous êtes modeste !

Savinet
Je n'ai jamais aimé à me faire remarquer. Donc, je viens demander à ce brave Ribadier de laisser ignorer à ses témoins et à tout le monde le véritable motif de notre rencontre. Nous nous battons sous un prétexte quelconque, comme celui-ci par exemple, que j'ai imaginé ! Ribadier et moi avons dîné ensemble, n'est-ce pas ! On a servi un vin fin ! Ribadier a dit que c'était du bordeaux, moi, j'ai dit que c'était du bourgogne ! C'était moi qui avais raison, et nous nous battons à mort !

Angèle
Vous croyez que cette raison-là ?…

Savinet
Oh ! Nous n'en trouverons pas de meilleure !… Pour Bercy, songez donc, une question professionnelle…

Angèle
Ceci, d'ailleurs, est affaire entre vous et monsieur Ribadier ! Quant à moi, je n'ai plus rien de commun avec lui.
(Elle s'assied sur le canapé.)

Savinet (s'asseyant près d'elle, sur une chaise)
Allons donc ! Ah ! Vous êtes fâchée après lui ?

Angèle
Oh ! Fâchée ! Ce mot est aimable !

Savinet
Tenez, vous n'avez pas de philosophie ! Non, madame, vous n'en avez pas !

Angèle
Cependant…

Savinet
Ah çà ! mais est-ce que vous croyez qu'au premier moment j'en ai pris comme ça mon parti ? Non, j'ai été comme vous… J'ai été ennuyé. Eh ! Bien, voyez-vous, dans la vie, le tout est de bien établir sa situation. Ce matin, quand j'ai vu mon domestique m'apporter mon déjeuner comme à l'ordinaire, quand mon concierge m'a remis mes lettres, je me suis dit "En somme, qu'est-ce qu'il y a de changé ? " Rien, une fiction ! Il y a beaucoup de convention dans tout cela, vous savez !

Angèle
Vous croyez ?

Savinet
Ah ! madame, s'il y en a !… Alors, à côté de ça, je commence par vous dire que je ne suis pas superstitieux ! Mais enfin, c'est curieux tout de même… une affaire… une affaire superbe après laquelle je courais depuis deux mois sans arriver à une solution… V'lan ! ce matin, en deux temps, je l'ai conclue ! C'est moi désormais qui ai la fourniture des vins de Bordeaux dans les bouillons Duval ! C'est une affaire énorme. Eh ! Bien, ça ne prouve rien, c'est évident, mais enfin, je serais peut-être en droit de me dire "Si Ribadier tout de même n'était pas venu me… Eh ! Eh ! je n'aurais peut-être pas la fourniture des bordeaux dans les bouillons Duval…"

Angèle (se levant.)
Allons ! Je vois que c'est vous qui êtes l'obligé de monsieur Ribadier ! "
(Elle passe à gauche.)

Savinet (se levant.)
Oh ! Je n'irai pas jusqu'à dire ça… je n'oublie pas quelle a été sa conduite à mon égard ! Si encore il s'était contenté de me prendre ma femme ! Mais il ne parlait même pas de moi respectueusement !

Angèle
Non !

Savinet
Tenez !
(Il tire une lettre de sa poche.)

Angèle
Qu'est-ce que c'est que ça ?

Savinet
C'est une lettre de votre mari que j'ai trouvée chez ma femme.

Angèle
Comment ça ?

Savinet
En fouillant. Vous allez voir.

Angèle
Oh !

Savinet (lisant.)
"Ma Réré" ! C'est un abréviatif de Thérèse ! Ma femme s'appelle Thérèse.

Angèle
Ah !

Savinet
Moi je l'appelais "Théthé", j'avais pris la première syllabe, lui il a pris ce qui restait !

Angèle
Ah ! Je vais t'en donner des Réré !

Savinet
C'est trop tard, madame, il ne vous a pas attendu pour ça ! (Lisant.)
"Ma Réré, je viens de te quitter et j'éprouve le besoin de t'écrire. J'ai été bien heureux ce soir !…"

Angèle
C'est inconvenant !

Savinet
Si c'est inconvenant ! À qui le dites-vous !… (Lisant.)
"Je savais bien que tu ne pouvais pas aimer ton mari, il est…"(À Angèle.)
Non, lisez, tenez, lisez ! J'aime mieux que ce soit vous que moi !

Angèle (lisant.)
"Je savais bien que tu ne pouvais pas aimer ton mari, il est laid comme un singe…"

Savinet
C'est de moi… Vous trouvez ça poli ?

Angèle (lisant.)
"Qu'il est heureux cet homme de vivre près de toi… tu es la vraie femme adorable…" (Parlé.)
Oh ! (Lisant.)
"Quand je te compare à la mienne qui est…" (À Savinet.)
Non, tenez, lisez, lisez, je ne peux pas !

Savinet (lisant.)
"Qui est insupportable ! "

Angèle
Oh !

Savinet (lisant.)
"Défiante ! "

Angèle
Oh !

Savinet (lisant.)
"Geignarde ! "

Angèle (furieuse.)
Oh !

Savinet (lisant.)
"Ah ! Quel obstacle ce serait entre nous sans mon précieux système ! "

Angèle
Hein !

Savinet (lisant.)
"Comme c'est commode… Chaque fois que ton…" (Parlé.)
Bon, je reviens sur l'eau… (Lisant.)
"Chaque fois que ton…" (Parlé.)
Non, à vous ! Tenez, à vous !

Angèle (prenant la lettre.)
"Chaque fois que ton imbécile de mari s'absente…"

Savinet
C'est toujours moi… Vous trouvez ça poli ?

Angèle (lisant.)
"pour avoir la clef des champs, je n'ai qu'à regarder ma femme d'une certaine façon dans les yeux et la voilà endormie pour autant de temps que nous en avons besoin…"

Savinet
Il endormait aussi la mienne.

Angèle (parlé.)
Hein ! Quoi ?… Moi !… Oh ! le monstre ! Je comprends donc maintenant ces sommeils inexplicables !… J'étais… il me… Oh ! Le monstre !

Savinet
Lisez ! Lisez la suite !

Angèle
Non, non, je ne peux pas !
(Elle lui donne la lettre.)

Savinet (lisant)
"Rien, de la sorte ne peut troubler nos amours ! "

Angèle
Oh !

Savinet (lisant.)
"Si tu savais comme je t'aime ! "

Angèle (furieuse.)
Comme je t'aime, tiens !
(D'un mouvement inconscient, elle envoie un soufflet à Savinet.)

Savinet (furieux.)
Madame !

Angèle
Oh ! Pardon ! Il me semblait que c'était mon mari !

Savinet
C'est trop fort ! Ce n'est pas une raison parce qu'il s'est mis à ma place chez moi pour que vous me mettiez à la sienne !

Angèle
Ah ! Et puis, tout ça, c'est hors de la question ! En attendant, je garde cette lettre, elle me servira.
(Elle lui prend la lettre sans qu'il s'y attende.)

Savinet
Pardon, mais je la garde aussi pour la même raison.

Angèle
Permettez, elle est écrite par mon mari, j'ai le droit de l'avoir.

Savinet
Oui, mais elle est écrite à ma femme et, comme telle, elle m'appartient !

Angèle
Eh ! Bien, alors, chacun la moitié !
(Elle lui donne la moitié de la lettre.)

Savinet (à part.)
Elle me donne la feuille blanche.

Angèle
Oh ! Le gredin ! Il m'endormait… Qui est-ce qui m'aurait dit que j'étais… eh ! bien voilà… Il m'endormait… Oh ! Mais, maintenant, je sais ce qui me reste à faire.

Savinet
Et moi donc !

Angèle
Le divorce !

Savinet
Moi aussi !

Angèle
J'irai vivre toute seule !

Savinet
Moi aussi !

Angèle
Mon mari me rendra ma dot…

Savinet
Moi aussi… Hein ?

Angèle
Je dis mon mari me rendra ma dot !

Savinet
J'avais bien entendu ! Alors vous croyez que…

Angèle
Dame ! Vous supposez bien qu'il ne va pas la garder puisque nous nous séparons…

Savinet
C'est juste !… Diable ! Diable ! Diable !

Angèle
Qu'est-ce que ça vous fait ?…

Savinet
Ca ne me fait rien, pour votre mari, mais c'est pour moi que je dis : "Diable ! diable ! diable ! "…

Angèle
Eh ! Bien quoi ?…

Savinet
Quoi… C'est que… Je comprends très bien, la dot … évidemment ! Mais la rendre en ce moment-ci … Moi, quand ma femme m'a apporté ses quatre cent mille francs, je les ai employés en valeurs argentines !…

Angèle
Eh ! Bien…

Savinet
Eh bien, à ce moment-là, c'était très bon ! Aujourd'hui, ça ne vaut pas le quart… C'est pas le moment de vendre ! Je ne pourrais jamais restituer la dot au pair !…

Angèle
Vous avez votre fortune personnelle !

Savinet
Elle est représentée par ma maison de commerce…

Angèle
Liquidez-la !

Savinet
Vous en parlez à votre aise ! Alors, parce qu'il a plu à ma femme et à monsieur Ribadier de… qu'ils m'ont fait… euh… Ce n'est pas assez ! Il faudrait encore que ça me coûtât de l'argent ! Ah ! non…

Angèle
Dame !… Enfin…

Savinet
Ah ! non ! non ! Je veux encore bien l'être, mais au moins, à l'œil !

Angèle (allant s'asseoir dans le fauteuil.)
Et après tout, c'est votre affaire !…

Savinet (remontant à droite de la table et prenant son chapeau.)
Oui. Du reste, je vais aller trouver Théthé…

Angèle
Théthé ?…

Savinet
Ma femme.

Angèle
Ah ! oui ! Réré pour mon mari…

Savinet
Réré pour lui, Théthé pour moi… Je vais aller trouver Théthé et j'aurai une explication avec elle ! Vous direz à cet excellent Ribadier que je regrette beaucoup, mais que je ne peux pas l'attendre plus longtemps…

Angèle
Soit ! Je lui ferai dire.

Savinet
S'il vous plaît ! Allons, au revoir, madame ! Et maintenant, il faudra bien que ma femme me donne de bonnes raisons !(À part, en s'en allant.)
Non, il n'y a pas, les fonds argentins faisaient hier trois cent cinquante-sept ! Je ne peux pas vendre à ce prix-là !
(Il sort par le fond.)

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