Acte I - Scène 2
Angèle (entrant vivement de gauche, troisième plan, une tasse de café à la main.)
Ah ! Tiens, laisse-moi, tu m'ennuies !
Ribadier (même jeu, également une tasse de café à la main.)
Oui, eh bien ! moi, je désire que cela ne se renouvelle pas, des équipées pareilles !
Angèle
Tu désires vraiment !
Ribadier (s'asseyant dans le fauteuil près de la table.)
Parfaitement ! (À Sophie.)
Laissez-nous, Sophie !
(Il boit son café.)
Sophie
Oui, Monsieur ; (À part.)
Oh ! Oh ! il y a un grain !
(Elle sort à droite, deuxième plan.)
Ribadier
Non, ma parole d'honneur, je crois que tu as eu un accès de folie aujourd'hui ! C'est insensé, toi, une femme comme il faut, venir faire cet esclandre en plein Conseil d'Administration !
Angèle
Qu'est-ce qui me prouvait que tu étais en Conseil d'Administration ?
(Elle pose la tasse sur la table et va s'asseoir sur le canapé.)
Ribadier (se levant.)
Comment, ce qui te prouvait ?… Je t'avais dit "je vais à la réunion du Conseil d'Administration du Chemin de fer du Nord…" C'était clair, il me semble. Mais non, ça ne suffit pas à Madame, il faut qu'elle vienne se rendre compte par elle-même. Il n'y avait pas cinq minutes que le Président avait ouvert la séance, que, tout à coup, une trombe s'abat dans la salle du Conseil… C'était Madame, qui s'écrie au milieu de tous les membres effarés "Ah ! Ah ! nous allons donc le voir, ce fameux Conseil ! ".
Angèle
Eh ! bien, après, ils n'en sont pas morts, tous ces messieurs, je suppose !
Ribadier (allant à elle.)
Comment, mais tu t'es rendue absolument ridicule… et moi avec !
Angèle
Oh ! Toi !
Ribadier
Oh ? je sais bien que ça t'est égal !… (S'asseyant à la droite de la table.)
mais ça n'empêche pas que j'exige que ça ne se représente plus… En te voyant là, ma parole, je ne savais plus où me mettre… Et M. de Rothschild… Tu n'as pas vu la figure qu'il faisait, M. de Rothschild ?… Il ne me l'a pas mâché, va, quand tu as été partie "Vous aurez la bonté, mon cher collègue, m'a-t-il dit, d'avertir Mme Ribadier, pour l'avenir, que nos réunions sont privées ! " Voilà ce que tu m'as attiré !… Et qu'est-ce que tu voulais que je réponde ?
Angèle
Oh ! Naturellement, vous avez laissé marcher sur moi !
Ribadier (se levant.)
Mais non, je t'ai excusée ! J'ai dit que depuis quelque temps tu donnais des signes d'aliénation mentale.
Angèle (se levant.)
Vous avez dit ça ?
Ribadier
Oh ! mais, j'ai assuré que le médecin me répondait de ta guérison.
Angèle
Charmant !
(Elle remonte au-dessus de la table.)
Ribadier
Dame ! Qu'est-ce que tu aurais dit à ma place ?
Angèle (descendant à gauche.)
Ce que j'aurais dit ? Mais j'aurais dit que si j'étais venue, c'est que j'étais une femme payée pour savoir ce que vaut la fidélité des hommes. Voilà ce que j'aurais dit.
Ribadier (haussant les épaules.)
Allons !
Angèle
Mais parfaitement… parce que je n'y ai jamais cru un instant, vous savez, à votre Conseil d'Administration.
Ribadier
Mais enfin, voyons,… tu nous as bien vus, cependant.
Angèle
Ah ! je vous ai vus… je vous ai vus là, entre hommes, c'est évident… mais qu'est-ce que ça prouve ?… Ces salles d'assemblées, c'est si bien agencé, on doit être organisé pour éviter les surprises.
Ribadier
Oh !
Angèle
Qu'est-ce qui me dit que vous n'avez pas eu le temps de faire filer les femmes ?
Ribadier
Ma chère amie, je t'assure vraiment que le Conseil d'Administration du Chemin de fer du Nord a autre chose à faire que de se réunir pour folichonner avec des demoiselles.
Angèle (haussant les épaules.)
On vient pour causer du chemin de fer ?… vous allez me faire croire ça ?
Ribadier
Mais dame !
Angèle
Allons donc ! Il est fait, votre chemin de fer, il n'y a plus besoin d'en parler !
(Elle remonte à la cheminée, puis elle s'assied sur le canapé, devant la cheminée.)
Ribadier
Non ! discuter avec une femme… Elles ont de ces raisonnements ! (Allant à elle.)
Ah ça ! à qui en as-tu ? De quel droit me soupçonnes-tu ? T'ai-je jamais fourni un motif de dire que je t'ai trompée ?
(Il s'adosse à la cheminée.)
Angèle
Oh ! toi, non, mais lui !…
(Elle indique le portrait de Robineau qui est sur la cheminée.)
Ribadier
Ah !… Ah !… lui !… lui !… Toujours ton Robineau… Est-ce que c'est ma faute si ton premier mari t'a trompée ?
Angèle
Oh ! non, c'est bien de la mienne ! Si j'avais été plus clairvoyante… aussi est-ce pour ça que je prends mes précautions maintenant. Le misérable ! quand on pense qu'il m'a trompée toute sa vie ! et que je n'y ai vu que du feu !… Non, mais regarde-le (Ribadier s'assied à côté d'elle sur le canapé)
avec son air de se moquer de moi ! (Au portrait.)
Scélérat ! M'as-tu assez tournée en ridicule !
Ribadier (se levant.)
C'est ça, prends-t'en à lui !
(Il gagne la droite.)
Angèle (même jeu.)
Tu te croyais très fort parce que tu avais une femme aveugle… Oh ! mais tu ne perds rien pour attendre, va !… Ah ! tu m'as trompée ! Ah ! tu as eu des maîtresses !
Ribadier
Ça !
Angèle (se levant.)
Eh ! bien, moi aussi je te tromperai, moi aussi j'aurai des amants !
Ribadier
Hein ?
Angèle
Et tu la connaîtras, la peine du talion !
Ribadier
Eh là ! Eh là ! Angèle !… Eh ! tu te trompes… tu oublies que tu as changé de raison sociale ! Il est liquidé, le numéro 1.
Angèle (au-dessus du fauteuil.)
Ah ! c'est vrai !… l'indignation !
Ribadier
Oui ! Eh bien ! Il ne faudrait pas qu'elle allât plus loin, l'indignation… parce que ce n'est pas lui, c'est moi que tu ferais chose !… et ce n'est pas une raison parce qu'il a été banqueroutier pour qu'on me mette en faillite.
Angèle
Eh ! aussi, c'est ce portrait ! Chaque fois que je le regarde, je sens la colère qui me monte au cerveau.
Ribadier
Ah ! bien ! envoie-le au grenier, si c'est ça !… pourquoi le gardes-tu ?
(Il s'assied à droite de la table.)
Angèle
Ah ! parce qu'il est de Bonnat… si ce n'était que pour les traits de feu Robineau, va, il y a longtemps… mais un Bonnat… même de son mari, ça se garde, c'est décoratif !
Ribadier
Je ne te dis pas, mais si ton caractère doit s'en ressentir, si la paix du ménage doit en être menacée, tiens, veux-tu que je demande à Bonnat de le retoucher… de le modifier, il en ferait un seigneur du moyen âge… le temps efface bien des choses ! Eh ! bien, ça l'éloignera.
Angèle
Non, j'entends le garder comme ça.
Ribadier
Ah !
Angèle
Il est bon que je conserve devant les yeux cet échantillon de la fidélité conjugale… quand ce ne serait que pour m'apprendre à me méfier de toi !
Ribadier
De moi ! Eh ! mais, pourquoi, mon Dieu ?
Angèle
Parce que tu es mon mari.
Ribadier
En voilà une raison !
Angèle
C'est la meilleure… Eh bien ! ce portrait est là pour me dire "Souviens-toi que tous les maris sont des parjures et des infidèles" ! Il n'y a pas à récriminer, c'est inhérent à la fonction.
Ribadier
Ah ! voilà ce que dit Robineau du fond de sa toile !
Angèle
Parfaitement ! Et il ajoute en plus "Regarde, je t'ai bien trompée et tu ne t'en es jamais aperçue… Eh bien, mets-toi bien en tête que tous tes maris te tromperont comme je t'ai trompée. "
Ribadier
Tous tes maris ?
Angèle
Ne te fie pas aux apparences… plus les maris ont de choses à se reprocher, plus ils ont soin de les sauver, les apparences… n'en crois ni tes yeux ni tes oreilles, cherche, épie, surveille, et si tu ne vois rien, dis-toi que tu as mal cherché et n'en sois que plus persuadée qu'il y a quelque chose !
Ribadier
Non, c'est à rendre fou !
Angèle (descendant à gauche.)
Voilà le langage qu'il me tient, M. Robineau, par Bonnat.
Ribadier
J'y flanquerai le feu à ce portrait ! J'y flanquerai le feu.
Angèle
Va ! j'ai pu être ridicule une fois… je ne le serai pas deux… ou du moins ce ne sera pas de ma faute !
Ribadier
Mais sacristi, voyons ! parce que ton M. Robineau…
Angèle
Il ne s'agit plus de M. Robineau. Il a quitté ce monde pour un autre.
Ribadier (railleur.)
Hein !… Si tu pouvais demander l'extradition ?
Angèle
Il est bien où il est. Mais halte-là ! si lui n'est plus, toi, tu es encore là !
Ribadier
Ce n'est pas un reproche ?
Angèle
Je ne plaisante pas. Eh bien ! j'entends que la leçon me serve. À quelque chose malheur est bon ! C'est pourquoi, quand je t'ai épousé, je me suis fait une règle de conduite. Je me suis dit "Autant tu as été douce et confiante avec feu Robineau, autant tu seras sévère et méfiante avec feu Ribadier. "
Ribadier
Comment, feu Ribadier ?
Angèle
Non, pardon, Ribadier.
Ribadier
Ah ! à la bonne heure !… Mâtin !… tu avances, toi !
Angèle (lui prenant le bras.)
Ah ! tu seras bien fort si tu arrives à me tromper !
Ribadier
Parbleu ! Tu es toujours sur mes talons ! tu me files !
Angèle (haussant les épaules.)
Je te file ! C'est-à-dire que je connais tous vos moyens… toutes vos craques.
Ribadier (haussant les épaules, comme Angèle.)
Tu connais toutes nos craques ?
Angèle
Parfaitement ! J'ai le recueil.
(Elle brandit un petit carnet soigneusement relié en maroquin.)
Ribadier
Qué qu'c'est qu'ça ?
Angèle
Ca, c'est la nomenclature des fredaines de mon premier mari.
Ribadier
Ah !
Angèle
Celles qu'il a faites de son vivant.
Ribadier
Naturellement.
Angèle
Le gueux !… il a eu le cynisme de les consigner dans ce carnet, afin que la postérité n'en ignorât sans doute !… Il ne se contentait pas d'accomplir. Il fallait qu'il enregistrât !… Coureur !… Et archiviste !… Ah ! ça m'a édifiée sur sa conduite…
Ribadier
Aussi est-il bête d'avoir écrit tout ça ! Il y a des choses qu'on fait et qu'on n'écrit pas…
Angèle
C'est ton principe, à toi ?
Ribadier (inconsidérément.)
Mais dame !… Euh ! non !
Angèle
Lui ! il en a fait un ouvrage… avec une table des matières … et un titre !… il y a même un titre !…
(Gagnant la gauche.)
Ribadier
Ah ! il y a…
Angèle (avec un ricanement amer.)
Oui "Mes bateaux" !
Ribadier
"Mes bateaux" !
Angèle (secouant le livre qu'elle tient par un des coins.)
"Guide pratique pour les maris sans imagination", les voilà ses "bateaux". Il y en a trois cent soixante-cinq !…
Ribadier
Mâtin ! Mais c'est une flotte !… Trois cent soixante-cinq !… Autant qu'il y a de jours dans l'année !
Angèle
Ce qui, réparti en huit ans que notre ménage a duré, nous donne un bateau tous les huit jours.
(Elle remonte.)
Ribadier
Comme la Transatlantique… un courrier hebdomadaire…
Angèle (s'esseyant sur le fauteuil.)
Et dire que ça se passait pour ainsi dire sous mes yeux et que je ne me suis aperçue de rien !
Ribadier
Tu n'avais peut-être pas vu le port.
Angèle
Mais qu'importe, grâce à ce carnet, j'ai désormais la clef de tous vos stratagèmes… on ne peut plus m'abuser de sornettes, à présent, j'ai le recueil !
Ribadier (haussant les épaules.)
Oh ! tu as le recueil !
(Il s'assied de l'autre côté de la table.)
Angèle
Parfaitement… Tiens, si tu veux voir… pour ton Conseil d'Administration… Ca y est… (Cherchant.)
Administration… Administration…
Ribadier (railleur.)
C'est dans les A.
Angèle
Parfaitement. (Trouvant le mot.)
Conseil d, apostrophe. Voilà… "Quand je vais faire une partie en joyeuse compagnie, je dis à ma femme que j'ai une réunion de mon Conseil d'Administration. "
Ribadier
Eh bien, après…
Angèle
Eh bien !… Il paraît que quand on dit qu'on a une réunion de son Conseil d'Administration, ça veut dire qu'on va faire une partie en joyeuse compagnie… Je ne connais que mon carnet.
Ribadier
Ah ! C'est pour ça que… Tiens, tu es absurde. Est-ce qu'il a le sens commun ce livre-là ?… Est-ce qu'il a le sens commun ?
Angèle
Oui… rage… rage… N'empêche que je finirai bien par te surprendre.
Ribadier (se levant.)
Tiens, laisse-moi tranquille ! Quand tu commences à déraisonner…
Angèle (se levant.)
Je déraisonne ! Je déraisonne !
Ribadier
Parfaitement ! tu déraisonnes.
Angèle
Eh bien !… Je te ferai voir si je déraisonne… tu verras si tu pourras continuer à te conduire comme tu te conduis.
Ribadier
Moi ?
Angèle
Oui !… Et je saurai tout, tu m'entends… tout… parce que j'aime encore mieux une certitude que ce doute qui m'exaspère !
Ribadier (furieux.)
Oh !
Angèle (sortant à gauche, premier plan.)
Tout !