Scène VIII



(MADAME ALAIN, MADEMOISELLE HABERT, LA VALLÉE)

MADAME ALAIN
Ah ça ! vous devez avoir l'esprit en repos à présent. Voilà tout raccommodé.

MADEMOISELLE HABERT
Soit. Mais ne raccommodez plus rien, je vous prie. J'ai besoin d'un extrême secret.

MADAME ALAIN
Vous jouez de bonheur ; une muette et moi, c'est tout un. J'ai les secrets de tout le monde. Hier au soir, le marchand qui est mon voisin me fit serrer dans ma salle basse je ne sais combien de marchandises de contrebande qui seraient confisquées si on le savait : voyez si on me croit sûre.

MADEMOISELLE HABERT
Vous m'en donnez une étrange preuve ; pourquoi me le dire ?

MADAME ALAIN
L'étrange fille ! C'est pour vous rassurer.

MADEMOISELLE HABERT
Quelle femme !

MADAME ALAIN
Poursuivons. Il faut que je sois informée de tout de peur de surprise. Par quel motif cachez-vous votre mariage ?

MADEMOISELLE HABERT
C'est que je ne veux pas qu'une sœur que j'ai, et avec qui j'ai passé toute ma vie, le sache.

MADAME ALAIN
Fort bien. Je ne savais pas que vous aviez une sœur, par exemple. Cela est bon à savoir. S'il vient ici quelque femme vous demander, je commencerai par dire : êtes-vous sa sœur ou non ?

MADEMOISELLE HABERT
Eh non ! Madame. Vous devez absolument ignorer qui je suis.

LA VALLÉE
On vous demanderait à vous comment vous savez que cette chère enfant a une sœur.

MADAME ALAIN
Vous avez raison, j'ignore tout, je laisserai dire. Ou bien, je dirai : qu'est-ce que c'est que Mademoiselle Habert ? Je ne connais point cela, moi, non plus que son cousin, Monsieur de la Vallée.

MADEMOISELLE HABERT
Quel cousin ?

MADAME ALAIN
Eh ! lui que voilà.

LA VALLÉE
Eh ! non ; nous ne sommes pas trop cousins non plus, voyez-vous.

MADAME ALAIN
Ah ! oui-da. C'est que vous ne l'êtes pas du tout.

LA VALLÉE
Rien que par honnêteté, depuis quinze jours et pour la commodité de se voir ici, sans qu'on en babille.

MADAME ALAIN
Ah ! j'entends. Point de cousins ! Que cela est comique ! Ce que c'est que l'amour ! Cette chère fille… Mais n'admirez-vous pas comme on se prévient ? J'avais déjà trouvé un air de famille entre vous deux. De bien loin, à la vérité, car ce sont des visages si différents ! Parlons du reste. Qu'appréhendez-vous de votre sœur ?

MADEMOISELLE HABERT
Les reproches, les plaintes.

LA VALLÉE
Les caquets des uns, les remontrances des autres.

MADAME ALAIN
Oui, oui ! L'étonnement de tout le monde.

MADEMOISELLE HABERT
J'appréhenderais que par malice, par industrie, ou par autorité on ne mît opposition à mon mariage.

LA VALLÉE
On me percerait l'âme.

MADAME ALAIN
Oh ! des oppositions, il y en aurait ; on parlerait peut-être d'interdire.

MADEMOISELLE HABERT
M'interdire, moi ? En vertu de quoi ?

MADAME ALAIN
En vertu de quoi, ma fille ? En vertu de ce qu'ils diront que vous faites une folie, que la tête vous baisse, que sais-je ? Ce qu'on dit en pareil cas quand il y a un peu de sujet, et le sujet y est.

MADEMOISELLE HABERT
Vous me prenez donc pour une folle.

MADAME ALAIN
Eh non ! ma mie. Je vous excuse, moi ; je compatis à l'état de votre cœur et vous ne m'entendez pas. C'est par amitié que je parle. Je sais bien que vous êtes sage. Je signerai que vous l'êtes. Je vous reconnais pour telle, mais pour preuve que vous ne l'êtes pas, ils apporteront vos amours, qu'ils traiteront de ridicules ; votre dessein d'épouser qu'ils traiteront d'enfance ; ils apporteront une quarantaine d'années qui, malheureusement, en paraissent cinquante ; ils allégueront son âge à lui et mille mauvaises raisons que vous êtes en danger d'essuyer comme bonnes. Écoutez-moi, est-ce que j'ai dessein de vous fâcher ? Ce n'est que par zèle, en un mot, que je vous épouvante.

MADEMOISELLE HABERT
Elle est d'une maladresse, avec son zèle !

LA VALLÉE
Mais, Madame Alain, vous alléguez l'âge de ma cousine. Regardez-y à deux fois. Où voulez-vous qu'on le prenne ?

MADAME ALAIN
Sur le registre où il est écrit, mon petit bonhomme. Car vous m'impatientez, vous autres. On est pour vous et vous criez comme des troublés. Oui, je vous le soutiens, on dira que c'est la grand-mère qui épouse le petit-fils, et par conséquent radote. Vous n'êtes encore qu'au berceau par rapport à elle, afin que vous le sachiez ; oui, au berceau, mon mignon, il est inutile de se flatter là-dessus.

LA VALLÉE
Pas si mignon, Madame Alain, pas si mignon.

MADEMOISELLE HABERT
Eh ! de grâce, Madame, laissons cette matière-là, je vous en conjure. Toutes les contradictions viendraient uniquement de ce que Monsieur de la Vallée est un cadet qui n'a point de bien…

MADAME ALAIN
Le cadet me l'a dit : point de bien. J'oubliais cet article.

MADEMOISELLE HABERT
Viendraient aussi de ce que j'ai un neveu que ma sœur aime et qui compte sur ma succession.

MADAME ALAIN
Où est le neveu qui ne compte pas ? Il faut que le vôtre se trompe et que Monsieur de la Vallée ait tout.

LA VALLÉE (, montrant Mademoiselle Habert.)
Oh ! pour moi, voilà mon tout.

MADAME ALAIN
D'accord, mais il n'y aura point de mal que le reste y tienne, à condition que vous le mériterez, Monsieur de la Vallée. Traitez votre femme en bon mari, comme elle s'y attend ; ne vous écartez point d'elle, et ne la négligez pas sous prétexte qu'elle est sur son déclin.

MADEMOISELLE HABERT
Eh ! que fait ici mon déclin, Madame ? Nous n'en sommes pas là ! Finissons. Je vous disais que j'ai quitté ma sœur. Je ne l'ai pas informée de l'endroit où j'allais demeurer ; vous voyez même que je ne sors guère de peur de la rencontrer ou de trouver quelques gens de connaissance qui me suivent. Cependant, j'ai besoin de deux notaires et d'un témoin, je pense. Voulez-vous bien vous charger de me les avoir ?

MADAME ALAIN
Il suffit. Les voulez-vous pour demain ?

LA VALLÉE
Pour tout à l'heure. Je languis.

MADEMOISELLE HABERT
Je serais bien aise de finir aujourd'hui, si cela se peut.

MADAME ALAIN
Aujourd'hui, dit-elle ! Cet amour ! Cette impatience ! elle donne envie de se marier. La voilà rajeunie de vingt ans. Oui, mon cœur, oui, ma reine, aujourd'hui ! Réjouissez-vous ; je vais dans l'instant travailler pour vous.

LA VALLÉE
Chère dame, que vous allez m'être obligeante !

MADEMOISELLE HABERT
Surtout, Madame Alain, qu'on ne soupçonne point, par ce que vous direz, que c'est pour moi que vous envoyez chercher ces messieurs.

MADAME ALAIN
Oh ! ne craignez rien. Pas même les notaires ne sauront pour qui c'est que lorsqu'ils seront ici ; encore n'en diront-ils rien après si vous voulez. Je vous réponds d'un qui est jeune, un peu mon allié, qui venait ici du temps qu'il était clerc, et qui nous gardera bien le secret, car je lui en garde un qui est d'une conséquence… Je vous dirai une autre fois ce que c'est ; faites-m'en souvenir. Et puis notre témoin sera Monsieur Remy, ce marchand attenant ici et que vous voyez quelquefois chez moi.

LA VALLÉE
Quoi ! Votre galant qui a envoyé l'étoffe ?

MADAME ALAIN
Tout juste. L'homme à la robe, il est éperdu de moi ; et à qui appartient aussi cette contrebande que j'ai dans mon armoire. Voyez s'il nous trahira ! Mais laissez-moi appeler ma fille que je vois qui passe. Agathe ! Approchez.

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