Scène III



(LA VALLÉE, MADAME ALAIN)

MADAME ALAIN
Dites-moi donc, gros garçon, qu'est-ce qu'elle me conte là ? Que souhaitez-vous ?

LA VALLÉE
Discourir, comme elle vous le dit, d'amour et de mariage.

MADAME ALAIN
Ah ! ah ! Je ne croyais pas que vous songiez à Agathe ; je me serais imaginé autre chose.

LA VALLÉE
Ce n'est pas à elle non plus ; c'est le mot de mariage qui l'abuse.

MADAME ALAIN
Voyez-vous cette petite fille ! Sans doute qu'elle ne vous hait pas ; elle fait comme sa mère.

LA VALLÉE (, à part.)
Encore une amoureuse ; mon mérite ne finit point. (À Madame Alain.)
Non, je ne pense pas à elle.

MADAME ALAIN
Et c'est un entretien d'amour et de mariage ? Oh ! j'y suis ! Je vous entends à cette heure !

LA VALLÉE
Et encore qu'entendez-vous, Madame Alain ?

MADAME ALAIN
Eh ! Pardi, mon enfant, j'entends ce que votre mérite m'a toujours fait comprendre. Il n'y a rien de si clair. Vous avez tant dit que mon humeur et mes manières vous revenaient, vous êtes toujours si folâtre autour de moi que cela s'entend de reste.

LA VALLÉE (, à part.)
Autour d'elle ?…

MADAME ALAIN
Je me suis bien doutée que vous m'en vouliez et je n'en suis pas fâchée.

LA VALLÉE
Pour ce qui est dans le cas de vous en vouloir, il est vrai… que vous vous portez si bien, que vous êtes si fraîche…

MADAME ALAIN
Eh ! Qu'aurais-je pour ne l'être pas ! Je n'ai que trente-cinq ans, mon fils. J'ai été mariée à quinze : ma fille est presque aussi vieille que moi ; j'ai encore ma mère, qui a la sienne.

LA VALLÉE
Vous n'êtes qu'un enfant qui a grandi.

MADAME ALAIN
Et cet enfant vous plaît, n'est-ce pas ? Parlez hardiment.

LA VALLÉE (, à part.)
Quelle vision ! (À Madame Alain.)
Oui-da. (À part.)
Comment lui dire non ?

MADAME ALAIN
Je suis franche et je vous avoue que vous êtes fort à mon gré aussi ; ne vous en êtes-vous pas aperçu ?

LA VALLÉE
Heim ! heim ! Par-ci, par-là

MADAME ALAIN
Je le crois bien. Si vous aviez seulement dix ans de plus, cependant, tout n'en irait que mieux ; car vous êtes bien jeune. Quel âge avez-vous ?

LA VALLÉE
Pas encore vingt ans. Je ne les aurai que demain matin.

MADAME ALAIN
Oh ! Ne vous pressez pas ; je m'en accommode comme ils sont ; ils ne me font pas plus de peur aujourd'hui qu'ils ne m'en feront demain ; et après tout, un mari de vingt ans avec une veuve de trente-cinq vont bien ensemble, fort bien ; ce n'est pas là l'embarras, surtout avec un mari aussi bien fait que vous et d'un caractère aussi doux.

LA VALLÉE
Oh ! point du tout, vous m'excuserez !

MADAME ALAIN
Très bien fait, vous dis-je, et très aimable.

LA VALLÉE
Arrêtez-vous donc, Madame Alain ; ne prenez pas la peine de me louer, il y aura trop à rabattre, en vérité, vous me confondez. Je ne sais plus comment faire avec elle.

MADAME ALAIN
Voyez cette modestie ! Allons, je ne dis plus mot. Ah ça ! arrangeons-nous, puisque vous m'aimez. Voyons. Ce n'est pas le tout que de se marier il faut faire une fin. À votre âge, on est bien vivant ; vous avez l'air de l'être plus qu'un autre, et je ne le suis pas mal aussi, moi qui vous parle.

LA VALLÉE
Oh ! oui, très vivante !

MADAME ALAIN
Ainsi nous voilà déjà deux en danger d'être bientôt trois, peut-être quatre, peut-être cinq, que sait-on jusqu'où peut aller une famille ? Il est toujours bon d'en supposer plus que moins, n'est-ce pas ? J'ai assez de bien de mon chef ; j'ai ma mère qui en a aussi, une grand-mère qui n'en manque pas, un vieux parent dont j'hérite et qui en laissera ; et pour peu que vous en ayez, on se soutient en prenant quelque charge ; on roule. Qu'est-ce que c'est que vous avez de votre côté ?

LA VALLÉE
Oh ! Moi, je n'ai point de côté.

MADAME ALAIN
Que voulez-vous dire par là ?

LA VALLÉE
Que je n'ai rien. C'est moi qui suis tout mon bien.

MADAME ALAIN
Quoi ! Rien du tout ?

LA VALLÉE
Non. Rien que des frères et des sœurs.

MADAME ALAIN
Rien, mon fils, mais ce n'est pas assez.

LA VALLÉE
Je n'en ai pourtant pas davantage ; vous en contentez-vous, Madame Alain ?

MADAME ALAIN
En vérité, il n'y a pas moyen, mon garçon ; il n'y a pas moyen.

LA VALLÉE
C'est ce que je voulais savoir avant de m'aviser, car pour vous aimer, ce serait besogne faite.

MADAME ALAIN
C'est dommage ; j'ai grand regret à vos vingt ans, mais rien, que fait-on de rien ? Est-ce que vous n'avez pas au moins quelque héritage ?

LA VALLÉE
Oh ! si fait. J'ai sept ou huit parents robustes et en bonne santé, dont j'aurai infailliblement la succession quand ils seront morts.

MADAME ALAIN
Il faudrait une furieuse mortalité, Monsieur de la Vallée, et cela sera bien long à mourir, à moins qu'on ne les tue. Est-ce que cette demoiselle Habert, votre cousine qui vous aime tant, ne pourrait pas vous avancer quelque chose ?

LA VALLÉE
Vraiment, elle m'avancera de reste, puisqu'elle veut m'épouser.

MADAME ALAIN
Hem ! Dites-vous pas que votre cousine vous épouse ?

LA VALLÉE
Hé oui ! Je vous l'apprends, et c'est de quoi elle a à vous entretenir. N'allez pas lui dire que je vous donnais la préférence, elle est jalouse, et vous me feriez tort.

MADAME ALAIN
Moi, lui dire ! Ah ! mon ami, est-ce que je dis quelque chose ? Est-ce que je suis une femme qui parle ? Madame Alain, parler ? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot !

LA VALLÉE
Qu'il est beau d'être si rare !

MADAME ALAIN
Pardi, allez ! je ferais bien d'autres vacarmes si je voulais. J'ai bien autre chose à cacher que votre amour. Vous vîtes encore hier Madame Remy ici. Je n'aurais donc qu'à lui dire que son mari m'en conte, sans qu'il y gagne ; à telles enseignes que je reçus l'autre jour à mon adresse une belle et bonne étoffe bien empaquetée qui arriva de la part de personne, et que je ne sus qui venait de lui qu'après qu'elle a été coupée, ce qui m'a obligée de la garder. Et ce n'était pas ma faute ; mais je n'en ai jamais dit le mot à personne, et ce n'est pas même pour vous l'apprendre que je le dis, c'est seulement pour vous montrer qu'on sait se taire.

LA VALLÉE
Vertuchou ! quelle discrétion !

MADAME ALAIN
Demeurez en repos. Mais parlez donc, Monsieur de la Vallée, vous qui m'aimez tant, vous aimez là une fille bien ancienne, entre nous. Que je vous plains ! ce que c'est de n'avoir rien ! la vieille folle !

LA VALLÉE
Motus ! La voilà, prenez garde à ce que vous direz.

MADAME ALAIN
Ne craignez rien.

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