L'Île de la raison
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Acte I - Scène X

Marivaux

Acte I - Scène X


(BLECTRUE, LE POÈTE)

BLECTRUE
Allons, causons ensemble ; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez déjà eu l'instinct d'apprendre notre langue.

LE POÈTE
Seigneur Blectrue, laissons là l'instinct, il n'est fait que pour les bêtes ; il est vrai que nous sommes petits.

BLECTRUE
Oh ! extrêmement.

LE POÈTE
Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi ; mais cette petitesse réelle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres.

BLECTRUE
En êtes-vous bien sûr ? (À part.)
Cela ressemblerait à l'article dont il est fait mention dans nos registres.

LE POÈTE
Je vous dis la vérité.

BLECTRUE
(, l'embrassant.)
Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une créature pourtant si méconnaissable ! Vous me pénétrez de compassion pour vous. Quoi ! vous seriez un homme ?

LE POÈTE
Hélas ! oui.

BLECTRUE
Eh ! qui vous a donc mis dans l'état où vous êtes ?

LE POÈTE
Je n'en sais ma foi rien.

BLECTRUE
Ne serait-ce pas que vous seriez déchu de la grandeur d'une créature raisonnable ? Ne porteriez-vous pas la peine de vos égarements ?

LE POÈTE
Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas ; ne serait-ce pas plutôt un coup de magie ?

BLECTRUE
Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses.

LE POÈTE
Croyez-vous, mon cher ami ?

BLECTRUE
N'en doutez point, mon cher : j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez à le soupçonner vous-même. Je crois vous reconnaître à travers le déguisement humiliant où vous êtes : oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre âme.

LE POÈTE
Eh bien ! seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains ; voyez ce qu'il faut que je fasse. Hélas ! je sais que l'homme est bien peu de chose.

BLECTRUE
C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable ; c'est le compagnon des bêtes quand il ne l'est point.

LE POÈTE
Cependant, quand j'y songe, où sont mes folies ?

BLECTRUE
Ah ! vous retombez en arrière.

LE POÈTE
Je ne saurais me voir définir le compagnon des bêtes.

BLECTRUE
Je ne dis pas encore que ma définition vous convienne ; mais voyons : que faisiez-vous dans le pays dont vous êtes ?

LE POÈTE
Vous n'avez point dans votre langue de mot pour définir ce que j'étais.

BLECTRUE
Tant pis. Vous étiez donc quelque chose de bien étrange ?

LE POÈTE
Non, quelque chose de très honorable ; j'étais homme d'esprit et bon poète.

BLECTRUE
Poète ! est-ce comme qui dirait marchand ?

LE POÈTE
Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poète un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays à des ouvrages d'esprit, dont le but était, tantôt de faire rire, tantôt de faire pleurer les autres.

BLECTRUE
Des ouvrages qui font pleurer ! cela est bien bizarre.

LE POÈTE
On appelle cela des tragédies, que l'on récite en dialogues, où il y a des héros si tendres, qui ont tour à tour des transports de vertu et de passion si merveilleux ; de nobles coupables qui ont une fierté si étonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes ; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une manière si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'âme émue, et pleurer de plaisir. Vous ne me répondez rien ?

BLECTRUE
(, surpris, l'examine sérieusement.)
Voilà qui est fini, je n'espère plus rien ; votre espèce me devient plus problématique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes ! il faut que leur raison ne soit qu'un coq-à-l'âne. Continuez.

LE POÈTE
Et puis, il y a des comédies où je représentais les vices et les ridicules des hommes.

BLECTRUE
Ah ! je leur pardonne de pleurer là.

LE POÈTE
Point du tout ; cela les faisait rire.

BLECTRUE
Hem ?

LE POÈTE
Je vous dis qu'ils riaient.

BLECTRUE
Pleurer où l'on doit rire, et rire où l'on doit pleurer ! les monstrueuses créatures !

LE POÈTE
(, à part.)
Ce qu'il dit là est assez plaisant.

BLECTRUE
Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages ?

LE POÈTE
Pour être loué, et admiré même, si vous voulez.

BLECTRUE
Vous aimiez donc bien la louange ?

LE POÈTE
Eh mais, c'est une chose très gracieuse.

BLECTRUE
J'aurais cru qu'on ne la méritait plus quand on l'aimait tant.

LE POÈTE
Ce que vous dites là peut se penser.

BLECTRUE
Eh ! quand on vous admirait, et que vous croyiez en être digne, alliez-vous dire aux autres : je suis un homme admirable ?

LE POÈTE
Non, vraiment ; cela ne se dit point : j'aurais été ridicule.

BLECTRUE
Ah ! j'entends. Vous cachiez que vous étiez un ridicule, et vous ne l'étiez qu'incognito.

LE POÈTE
Attendez donc, expliquons-nous ; comment l'entendez-vous ? je n'aurais donc été qu'un sot, à votre compte ?

BLECTRUE
Un sot admiré ; dans l'éclaircissement, voilà tout ce qu'on y trouve.

LE POÈTE
(, étonné.)
Il semblerait qu'il dit vrai.

BLECTRUE
N'êtes-vous pas de mon sentiment ? voyez-vous cela comme moi ?

LE POÈTE
Oui, assez ; et en même temps je sens un mouvement intérieur que je ne puis expliquer.

BLECTRUE
Je crois voir aussi quelque changement à votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux.

LE POÈTE
Souffrez que je me retire ; je veux réfléchir tout seul sur moi-même : il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi.

BLECTRUE
Allez, mon fils, allez ; faites de sérieuses réflexions sur vous ; tâchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas là tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut.


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