L'Île de la raison
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Acte III - Scène IV

Marivaux

Acte III - Scène IV


(LE COURTISAN, BLAISE, BLECTRUE, LE POÈTE, LE PHILOSOPHE)

BLECTRUE
Arrête ! arrête !
(Le Courtisan se saisit du Philosophe et Blaise du Poète.)

BLAISE
D'où viant donc ce tapage-là ?

BLECTRUE
C'est une chose qui mérite une véritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites créatures-là ; car ils ne veulent rien faire pour elles.

LE COURTISAN
(, au Philosophe.)
Quoi ! vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-être de tous les hommes le plus frappé d'illusion et de folie, retrouve la raison ? Un philosophe plus égaré qu'un courtisan ! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science où l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde ?

LE PHILOSOPHE
Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire : mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-là qui a l'audace de faire des vers où il me satirise.

BLECTRUE
Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requête, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa liberté ; et j'y étais moi-même accommodé on ne peut pas mieux.

BLAISE
Misérable petit faiseur de varmine ! C'est un var qui en fait d'autres mais morgué ! que vous avais-je fait pour nous mettre dans une requête qui nous blâme ?

LE POÈTE
Moi, je ne vous veux pas de mal.

LE COURTISAN
Pourquoi donc nous en faites-vous ?

LE POÈTE
Point du tout ; ce sont des idées qui viennent et qui sont plaisantes ; il faut que cela sorte ; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les écrire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu à vos dépens, à la vérité ; mais c'est ce qui en fait tout le sel ; et à cause que j'ai mis quelque épithète un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colère. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux ? Ils sont heureux.

LE PHILOSOPHE
Poète insolent !

LE POÈTE
(, se débattant entre les mains du Courtisan.)
Il faut que mon épigramme soit bonne, car il est bien piqué.

LE COURTISAN
Faire des vers en cet état-là ! cela n'est pas concevable.

BLAISE
Faut que ce soit un acabit d'esprit enragé.

LE COURTISAN
Ils se battront, si on les lâche.

BLECTRUE
Vraiment je suis arrivé comme ils se battaient ; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui : mais je vais les séparer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les étouffer. Donnez-moi-les, que je les confie à un autre.

LE PHILOSOPHE
Qu'est-ce que cela signifie ? Nous enfermer ? je ne le veux point.

BLAISE
Tenez, ne velà-t-il pas un homme bian peigné pour dire : je veux !

LE PHILOSOPHE
Ah ! tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guéri ?

BLAISE
En devenant sage. (Aux autres.)
Laissez-nous un peu dire.

LE PHILOSOPHE
Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse ?

BLAISE
C'est de n'être pas fou.

LE PHILOSOPHE
Mais je ne suis pas fou, moi ; et je ne guéris pourtant pas.

LE POÈTE
Ni ne guériras.

BLAISE
(, au poète.)
Taisez-vous, petit sarpent. (Au Philosophe.)
Vous dites que vous n'êtes pas fou, pauvre rêveux : qu'en savez-vous si vous ne l'êtes pas ? Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose ?

BLECTRUE
Fort bien.

LE PHILOSOPHE
Fort mal ; car ce manant est donc fou aussi.

BLAISE
Eh ! pourquoi ça ?

LE PHILOSOPHE
C'est que tu ne crois pas l'être.

BLAISE
Eh bian ! morgué, me velà pris ; il a si bian ravaudé ça que je n'y connais pus rian ; j'ons peur qu'il ne me gâte.

LE COURTISAN
Crois-moi, ne te joue point à lui. Ces gens-là sont dangereux.

BLAISE
C'est pis que la peste. Emmenez ce marchand de çarvelle, et fourrez-moi ça aux Petites-Maisons ou bian aux Incurables.

LE PHILOSOPHE
Comment, on me fera violence ?

BLECTRUE
Allons, suivez-moi tous deux.

LE POÈTE
Un poète aux Petites-Maisons !

BLAISE
Eh ! pargué, c'est vous mener cheux vous.

BLECTRUE
Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne.

BLAISE
Ça fait compassion. (Au Courtisan, à part.)
Tenez-vous grave, car j'aparçois la damoiselle d'ici qui vous contemple. Souvenez-vous de voute gloire, et aimez-la bian fiarement.


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