L'Île de la raison
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Acte I - Scène XIV

Marivaux

Acte I - Scène XIV


(BLECTRUE, MÉGISTE, suite, BLAISE, en cage.)

BLAISE
Parlez donc, noute ami Blectrue : eh ! morgué, est-ce qu'on nous prend pour des oisiaux ? avons-je de la pleume pour nous tenir en cage ? Je sis là comme une volaille qu'on va mener vendre à la vallée. Mettez-moi donc plutôt dindon de basse-cour.

BLECTRUE
Ne tient-il qu'à vous ouvrir votre cage pour vous rendre content ? tenez, la voilà ouverte.

BLAISE
Ah ! pargué, faut que vous radotiez, vous autres, pour nous enfarmer. Allons, de quoi s'agit-il ?

BLECTRUE
Vous n'êtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre île. Cela est-il vrai ?

BLAISE
Tenez, velà l'histoire de noute taille. Dès le premier pas ici, je me suis aparçu dévaler jusqu'à la ceinture ; et pis, en faisant l'autre pas, je n'allais pus qu'à ma jambe ; et pis je me sis trouvé à la cheville du pied.

BLECTRUE
Sur ce pied-là, il faut que vous sachiez une chose.

BLAISE
Deux, si vous voulez.

BLECTRUE
Il y a deux siècles qu'on prit ici de petites créatures comme vous autres.

BLAISE
Voulez-vous gager que je sommes dans leur cage ?

BLECTRUE
On les traita comme vous ; car ils n'étaient pas plus grands ; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous.

BLAISE
Eh ! morgué, depuis six mois j'épions pour en avoir autant : apprenez-moi le secret qu'il faut pour ça. Pargué, si jamais voute chemin s'adonne jusqu'à Passy, vous varrez un brave homme ; je trinquerons d'importance. Dites-moi ce qu'il faut faire.

BLECTRUE
Mon petit mignon, je vous l'ai déjà dit, rien que devenir raisonnable.

BLAISE
Quoi ! cette marmaille guarit par là ?

BLECTRUE
Oui. Apparemment qu'elle ne l'était pas ; et sans doute vous êtes de même ?

BLAISE
Eh ! palsangué, velà donc mon compte de tantôt avec les échelons du Gascon ; velà ce que c'est ; ous avez raison, je ne sis pas raisonnable.

BLECTRUE
Que cet aveu-là me fait plaisir ! Mon petit ami, vous êtes dans le bon chemin. Poursuivez.

BLAISE
Non, morgué ! je n'ons point de raison, c'est ma pensée. Je ne sis qu'un nigaud, qu'un butor, et je le soutianrons dans le carrefour, à son de trompe, afin d'en être pus confus ; car, morgué ! ça est honteux.

BLECTRUE
Fort bien. Vous pensez à merveille. Ne vous lassez point.

BLAISE
Oui, ça va fort bian. Mais parlez donc : cette taille ne pousse point.

BLECTRUE
Prenez garde ; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-être pas comme il faut : peut-être ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure ?

BLAISE
Eh ! vrament non.

BLECTRUE
Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas être là votre objet.

BLAISE
Pargué ! il en vaut pourtant bian la peine.

BLECTRUE
Eh ! mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison même. Réfléchissez sur vos folies pour en guérir ; soyez-en honteux de bonne foi : c'est de quoi il s'agit apparemment.

BLAISE
Morgué ! me velà bian embarrassé. Si je savions écrire, je vous griffonnerions un petit mémoire de mes fredaines ; ça serait pus tôt fait. Encore ma raison et mon impartinence sont si embarrassées l'une dans l'autre, que tout ça fait un ballot où je ne connais pus rian. Traitons ça par demande et par réponse.

BLECTRUE
Je ne saurais ; car je n'ai presque point l'idée de ce que vous êtes. Mais repassez cela vous-même, et excitez-vous à aimer la raison.

BLAISE
Ah ! jarnigué, c'est une balle chose, si alle n'était pas si difficile !

BLECTRUE
Voyez la douceur et la tranquillité qui règnent parmi nous ; n'en êtes-vous pas touché ?

BLAISE
Ça est vrai ; vous m'y faites penser. Vous avez des faces d'une bonté, des physolomies si innocentes, des cœurs si gaillards…

BLECTRUE
C'est l'effet de la raison.

BLAISE
C'est l'effet de la raison ? Faut qu'alle soit d'un grand rapport ! Ça me ravit d'amiquié pour alle. Allons, mon ami, je ne vous quitte pus. Me velà honteux, me velà enchanté, me velà comme il faut. Baillez-moi cette raison, et gardez ma taille. Oui, mon ami, un homme de six pieds ne vaut pas une marionnette raisonnable ; c'est mon darnier mot et ma darnière parole. Eh ! tenez, tout en vous contant ça, velà que je sis en transport. Ah ! morgué, regardez-moi bian ! Iorgnez-moi ; je crois que je hausse. Je ne sis pus à la cheville de voute pied, j'attrape voute jarretière.

BLECTRUE
Oh ! Ciel ! quel prodige ! ceci est sensible.

BLAISE
Ah ! Garnigoi, velà que ça reste là.

BLECTRUE
Courage. Vous n'aimez pas plus tôt la raison, que vous en êtes récompensé.

BLAISE
(, étonné et hors d'haleine.)
Ça est vrai ; j'en sis tout stupéfait : mais faut bian que je ne l'aime pas encore autant qu'alle en est daigne ; ou bian, c'est que je ne mérite pas qu'alle achève ma délivrance. Acoutez-moi. Je vous dirai que je suis premièrement un ivrogne : parsonne n'a siroté d'aussi bon appétit que moi. J'ons si souvent pardu la raison, que je m'étonne qu'alle puisse me retrouver alle-même.

BLECTRUE
Ah ! que j'ai de joie ! Ce sont des hommes, voilà qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez ; encore une secousse.

BLAISE
Hélas ! j'avons un tas de fautes qui est trop grand pour en venir à bout : mais, quant à ce qui est de cette ivrognerie, j'ons toujours fricassé tout mon argent pour elle : et pis, mon ami, quand je vendions nos denrées, combian de chalands n'ons-je pas fourbé, sans parmettre aux gens de me fourber itou ! ça est bian malin !

BLECTRUE
À merveille.

BLAISE
Et le compère Mathurin, que n'ons-je pas fait pour mettre sa femme à mal ? Par bonheur qu'alle a toujours été rudanière1 envars moi ; ce qui fait que je l'en remarcie : mais, dans la raison, pourquoi vouloir se ragoûter de l'honneur d'un compère, quand on ne voudrait pas qu'il eût appétit du nôtre ?

BLECTRUE
Comme il change à vue d'œil !

BLAISE
Hélas ! oui, ma taille s'avance ; et c'est bian de la grâce que la raison me fait ; car je sis un pauvre homme. Tenez, mon ami ; j'avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de pré ; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage ; le capitaine Duflot viant là-dessus, qui me dit comme ça : Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau ? Veux-tu venir gagner de l'argent ? Ne velà-t-il pas mes oreilles qui se dressont à ce mot d'argent, comme les oreilles d'une bourrique ? Velà-t-il pas que je quitte, sauf votre respect, bétail, amis, parents ? Ne vas-je pas m'enfarmer dans cette baraque de planches ? Et pis le temps se fâche, velà un orage, l'iau gâte nos vivres ; il n'y a pus ni pâte ni faraine. Eh ! qu'est-ce que c'est que ça ? En pleure, en crie, en jure, en meurt de faim ; la baraque enfonce ; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangé li-même. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je repetissons en arrivant. Velà tout l'argent que me vaut mon équipée. Mais morgué j'ons fait connaissance avec cette raison, et j'aime mieux ça que toute la boutique d'un orfèvre. Tenez, tenez, ami Blectrue, considérez ; velà encore une crue qui me prend : on dirait d'un agioteux, je devians grand tout d'un coup ; me velà comme j'étais !

BLECTRUE
(, l'embrassant.)
Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement.

BLAISE
Vartigué ! que je vas me moquer de mes camarades ! que je vas être glorieux ! que je vas me carrer2 !…

BLECTRUE
Ah ! que dites-vous là, mon cher ? Quel sentiment de bête ! Vous redevenez petit.

BLAISE
Eh ! morgué, ça est vrai ; me velà rechuté, je raccourcis. À moi ! à moi ! Je me repens. Je demande pardon. Je fais vœu d'être humble. Jamais pus de vanité, jamais… Ah… ah, ah, ah… Je retorne !

BLECTRUE
N'y revenez plus.

BLAISE
Le bon secret que l'humilité pour être grand ! Qui est-ce qui dirait ça ? Que je vous embrasse, camarade. Mon père m'a fait, et vous m'avez refait.

BLECTRUE
Ménagez-vous donc bien désormais.

BLAISE
Oh ! morgué, de l'humilité, vous dis-je. Comme cette gloire mange la taille ! Oh ! je n'en dépenserai pus en suffisance.

BLECTRUE
Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-là au roi.

BLAISE
Mais dites-moi, j'ons piquié de mes pauvres camarades ; je prends de la charité pour eux. Ils valont mieux que moi : je sis le pire de tous ; faut les secourir ; et tantôt, si vous voulez, je leur ferai entendre raison. Drès qu'ils me varront, ma présence les sarmonnera ; faut qu'ils devenient souples, et qu'ils restient tous parclus d'étonnement.

BLECTRUE
Vous raisonnez fort juste.

BLAISE
Vrament grand marci à vous.

BLECTRUE
Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire ; vous sortez du même monde, et vous aurez des lumières que je n'ai point.

BLAISE
Oh ! que vous n'avez point ! ça vous plaît à dire. C'est vous qui êtes le soleil, et je ne sis pas tant seulement la leune auprès de vous, moi : mais je ferons de mon mieux, à moins qu'ils me rebutiont à cause de ma chétive condition.

BLECTRUE
Comment, chétive condition ? Vous m'avez dit que vous étiez un laboureur.

BLAISE
Et c'est à cause de ça.

BLECTRUE
Et ils vous mépriseraient ! Oh ! raison humaine, peut-on t'avoir abandonné jusque-là ! Eh bien ! tirons parti de leur démence sur votre chapitre ; qu'ils soient humiliés de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas.

BLAISE
Et qui ne sais ni B, ni A. Morgué ! faudrait se mettre à genoux pour écouter voute bon sens. Mais je pense que velà un de nos camarades qui viant.


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