L'Île de la raison
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Acte I - Scène II

Marivaux

Acte I - Scène II


(LES HUIT EUROPÉENS, consternés.)

BLAISE
Morgué, que nous velà jolis garçons !

LE POÈTE
Que signifie tout cela ? quel sort que le nôtre !

LA COMTESSE
Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé ? car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la même maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes ?

TOUS
(, soupirant.)
Ah !

LA COMTESSE
J'entends cette réponse-là.

BLAISE
Quant à ce qui est de moi, noute geoulier, sa femme et ses enfants, ils me regardiont tous ni plus ni moins comme un animal. Ils m'appeliont noute ami quatre pattes ; ils preniont mes mains pour des pattes de devant, et mes pieds pour celles de darrière.

FONTIGNAC
(, gascon.)
Ils ont essayé dé mé nourrir dé graine.

LA COMTESSE
Ils ne me prenaient point non plus pour une fille.

BLAISE
Ah ! c'est la faute de la rareté.

FONTIGNAC
Oui-da, lé douté là-dessus est pardonnavle.

LE COURTISAN
Pour moi, j'ai été entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre à parler comme on le fait aux perroquets.

FONTIGNAC
Ils ont commencé aussi par mé siffler, moi.

BLAISE
Vous a-t-on à tretous appris la langue du pays ?

TOUS
Oui.

BLAISE
Bon : tout le monde a donc épelé ici ? Mais morgué ! n'avons-je plus rian à nous dire ? Là, tâtez-vous, camarades ; tâtez-vous itou, Mademoiselle.

LA COMTESSE
Quoi ?

BLAISE
N'y a-t-il rian à redire après vous ? N'y a-t-il rian de changé à voute affaire ?

LE PHILOSOPHE
Pourquoi nous dites-vous cela ?

BLAISE
Avant que j'abordissions ici, comment étais-je fait ? N'étais-je pas gros comme un tonniau, et droit comme une parche ?

SPINETTE
Vous avez raison.

BLAISE
Eh bian ! n'y a plus ni tonniau ni parche ; tout ça a pris congé de ma parsonne.

LE MÉDECIN
C'est-à-dire ?

BLAISE
C'est-à-dire que moi qu'on appelait le grand Blaise, moi qui vous parle, il n'y a pus de nouvelles de moi : je ne savons pas ce que je sis devenu ; je ne trouve pus dans mon pourpoint qu'un petit reste de moi, qu'un petit criquet qui ne tiant pas plus de place qu'un éparlan.

TOUS
Eh !

BLAISE
Je me sens d'un rapetissement, d'une corpusculence si chiche, je sis si diminué, si chu, que je prenrais de bon cœur une lantarne pour me charcher. Je vois bian que vous êtes aplatis itou ; mais me voyez-vous comme je vous vois, vous autres ?

FONTIGNAC
Tu l'as dit, paubre éperlan. Et dé moi, que t'en semble ?

BLAISE
Vous ? ou êtes de la taille d'un goujon.

FONTIGNAC
Mé boilà.

LE COURTISAN
Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraît que je le suis devenu ?

FONTIGNAC
Monsieur, bous êtes mon maîtré, hommé de cour et grand seigneur ; bous mé démandez cé qué bous êtes ; mais jé né bous bois pas ; mettez-bous dans un microscope.

LE PHILOSOPHE
Je ne saurais croire que notre petitesse soit réelle : il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une révolution dans nos organes, et qu'il soit arrivé quelque accident à notre rétine, en vertu duquel nous nous croyons petits.

LE COURTISAN
La mort vaudrait mieux que l'état où nous sommes.

BLAISE
Ah ! ma foi, ma parsonne est bian diminuée ; mais j'aime encore mieux le petit morciau qui m'en reste, que de n'en avoir rian du tout : mais tenez, velà apparemment le gouverneux d'ici qui nous lorgne avec une leunette.


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