(LA COMTESSE, SPINETTE, BLAISE)
LA COMTESSE
Eh bien ! que me veut-on ? Ô ciel ! que vois-je ? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle ? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maîtresse.
BLAISE
Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s'agit ici que d'un petit raccommodage de çarviau.
SPINETTE
Vous savez, Madame, que tantôt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'étions petits que parce que nous manquions de raison ; et ils croyaient juste : cela s'est vérifié.
LA COMTESSE
Quelles chimères ! est-ce que je suis folle ?
BLAISE
Eh oui ! morgué, velà cen que c'est.
LA COMTESSE
Moi, j'ai perdu l'esprit ! À quelle extrémité suis-je réduite !
BLAISE
Par exemple, j'ons bian avoué que j'étais un ivrogne, moi.
SPINETTE
Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapé ma raison.
BLAISE
Bon, bon, attrapé ! Faut qu'alle oublie sa figure ! Velà un biau chiffon pour tant courir après ! qu'à pleure sa raison tornée, velà tout.
SPINETTE
Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j'en ai après vous, ma chère maîtresse ; mais je me suis rendue.
BLAISE
Pendant qu'un manant comme moi porte l'état d'une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute état d'animal, une damoiselle de la cour ?
SPINETTE
Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour.
LA COMTESSE
Mes larmes m'empêchent de parler.
BLAISE
Velà qui est bel et bon ; mais il n'y a que voute folie qui en varse : voute raison n'en baille pas une goutte, et ça n'avance rian.
SPINETTE
Cela est vrai.
BLAISE
Ne vous fâchez pas, ce n'est que par charité que je vous méprisons.
LA COMTESSE
(, à Spinette.)
Mais de grâce, apprenez-moi mes folies !
SPINETTE
Eh ! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous êtes jeune, belle, et fille de condition ? Citez-moi une tête de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là, citez-m'en une.
BLAISE
Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualité rend glorieuse.
SPINETTE
Et la beauté ?
BLAISE
Ça fait les femmes si sottes !…
LA COMTESSE
À votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse ?
SPINETTE
Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mêle.
BLAISE
Ce n'est pas pour des preunes qu'ou êtes si petite. Vous voyez bian qu'on vous a baillé de la marchandise pour voute argent.
LA COMTESSE
De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie !
BLAISE
Oui, ruminez, mâchez bian ça en vous-même, à celle fin que ça vous sarve de médeçaine.
LA COMTESSE
Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi ; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites.
BLAISE
Morgué, pourtant je vous approchons la lantarne assez près du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d'en avoir une bonne tapée.
SPINETTE
Aidez-vous, Madame ; songez, par exemple, à ce que c'est qu'une toilette.
BLAISE
Attendez. Une toilette ? n'est-ce pas une table qui est si bian dressée, avec tant de brimborions, où il y a des flambiaux, de petits bahuts d'argent et une couvarture sur un miroir ?
SPINETTE
C'est cela même.
BLAISE
Oh ! la dame de cheux nous avait la pareille.
SPINETTE
Vous souvenez-vous, ma chère maîtresse, de cette quantité d'outils pour votre visage qui était sur la vôtre ?
BLAISE
Des outils pour son visage ! Est-ce que sa mère ne li avait pas baillé un visage tout fait ?
SPINETTE
Bon ! est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini ? Tous les jours on y travaille : il faut concerter les mines, ajuster les œillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper ? Encore n'en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez ; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mêler quelque chose de fier : il fallait qu'un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur ; cela n'est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux : tantôt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main ; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions ? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit : il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre.
LA COMTESSE
(, soupirant.)
Ah !
BLAISE
Queu tas de balivarnes ! Velà une tarrible condition que d'être les yeux d'une coquette !
SPINETTE
Et notre ajustement ! et l'architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré ! et le choix des rubans ! Mettrai-je celui-là ? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci ; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit ; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc ? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont ! La coquetterie reste dans la disette ; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche ; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève : voilà cette tête en état : voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu'on l'aime ? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah ! le beau coup, si on pouvait l'attraper !
BLAISE
Mais de cette manière-là, vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu'ou êtes comme des fusils.
SPINETTE
À peu près, mon pauvre Blaise.
LA COMTESSE
Ah ciel !
BLAISE
Elle se lamente. C'est la raison qui bataille avec la folie.
SPINETTE
Ne vous troublez point, Madame ; c'est un cœur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance : qui sont-ils ces gens-là ? de quelle maison ? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi ? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs ; cet air altier avec lequel on prend sa place ; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci ? Ne fera-t-on que saluer celle-là ? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras ? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empêchait d'être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers ? ils devenaient hagards. Étaient-ils doux ? les voilà bêtes. Étaient-ils vifs ? les voilà fous. À vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces ? ah ! la bamboche ! Était-elle grande et bien faite ? ah ! la géante ! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrêter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire.
LA COMTESSE
Arrête, Spinette, arrête, je te prie.
BLAISE
Pargué ! velà une histoire bian récriative et bian pitoyable en même temps. Queu bouffon que ce grand monde ! Queu drôle de parfide ! Faudrait, morgué ! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiosité. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-là. Toutes sortes d'acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n'ont pas d'amiquié pour une face ; une coquetterie qui n'a pas de quoi vivre avec des couleurs ; des bras qui s'impatientont ; et pis de la vanité qui leur dit : courage ! et pis du doux dans un regard, qui se détrempe avec du fiar ; et pis une balance pour peser cette marchandise : qu'est-ce que c'est que tout ça ?
SPINETTE
Achevez, maître Blaise ; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit.
BLAISE
Pargué ! je veux bian. Tenez, un tiers d'œillade avec un autre quart ; un visage qu'il faut remonter comme un horloge ; un étourdi qui viant voir ce visage ; des femmes qui vont à la chasse après cet étourdi, pour tirer dessus ; et pis de la poudre et du plomb dans l'œil ; des naissances qui demandont la maison des gens ; des bourgeoises de comparaison saugrenue : des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras ; un arpent de taille qu'on baille à celle-ci pour un quarquier qu'on ôte à celle-là ; de l'esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la médisance de bon cœur. Y en a-t-il encore ? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie ; ça la fera rire.
SPINETTE
Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison.
LA COMTESSE
(, confuse.)
Spinette, il me dessille les yeux ; il faut se rendre : j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi ; je ne sais ce que je deviens.
BLAISE
Ah ! Spinette, m'amie, velà qui est fait, la marionnette est partie ; velà le pus biau jet qui se fera jamais.
SPINETTE
Ah ! ma chère maîtresse, que je suis contente !
LA COMTESSE
Que je t'ai d'obligation, Blaise ; et à toi aussi, Spinette !
BLAISE
Morgué ; que j'ons de joie ! pus de petitesse ; je l'ons tuée toute roide.
LA COMTESSE
Ah ! mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse !
SPINETTE
Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer ; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes.
BLAISE
Comment, une femme ? alle est toujours à moitié tombée. Une femme marche toujours sur la glace.
LA COMTESSE
Ne craignez rien ; j'ai retrouvé la raison ici ; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût ?
BLAISE
Rian que des guenilles. Premièrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian torné.
LA COMTESSE
Très aimable, et je l'ai remarqué.
SPINETTE
Il ne vous sera pas difficile d'en être aimée.
BLAISE
Tenez, il viant ici avec sa sœur.
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