Scène XIX



(Valencourt, puis Emilienne et Eloi)


Valencourt
Oh ! Dieu, quand je pense que j'ai failli lier à jamais ma fille à cet aliéné.

Emilienne (entrant de droite)
Ah ! papa.

Valencourt
Viens, ma fille, viens ! Ne restons pas dans cette maison !

Emilienne
Oh ! oui, partons !
(Ils font mine de sortir.)


Eloi (entrant en pleurant)
Ah ! Ah ! Ah !

Emilienne
Eloi ! Qu'est-ce que vous avez ?

Valencourt
C'est encore vous, polisson !

Eloi (pleurant)
Ah ! Monsieur… je tombe une fois à vos genoux.
(Il tombe aux genoux de Valencourt.)


Emilienne
Qu'est-ce qu'il a ?

Eloi
Pardonne-moi, Monsieur, pardonne-moi !

Valencourt
Vous pardonner ?

Eloi
Oh ! oui Monsieur… pour la familiarité que je me suis autorisée avec vous….

Valencourt
Vous appelez ça une familiarité !

Eloi
Ce n'est pas ma faute, savez-vous Monsieur… ça est la faute à Justin, le domestique, qui m'a accordé l'exemple… Alors ça m'a donné de l'ambition, oui Monsieur, pour essayer sur vous, parce que ça m'aurait aidé dans le ménage.

Valencourt
Qu'est-ce que vous chantez ?

Eloi
Oh ! je chante pas Monsieur, je n'ai pas le cœur, mais je dis que Justin il fait toujours ça avec son patron. (Imitant les passes de Justin.)
Des machines comme ça… et puis comme ça… et "je veux que tu dormes ! " et allez donc avec des yeux… des yeux spécifiques et alors son patron il dort, soi-disant…

Valencourt
Oh ! quel éclair !

Eloi
Et c'est ça qui m'a donné la folie des grandeurs ! Oh pardon, Monsieur, pardon !

Valencourt
Oui, je devine… ces crises… ces accès… c'est clair, le domestique hypnotisait ces malheureux.

Eloi (suppliant)
Monsieur…
(Il remonte petit à petit pendant la scène jusqu'à la porte du fond.)


Valencourt
C'est bien, oui ! Où est-il ce Justin ? (Remontant en appelant.)
Justin !

Emilienne
Mais qu'y a-t-il ?

Valencourt
Rien ! laisse-moi faire ! (Appelant.)
Justin !

Justin (entrant de gauche)
Monsieur m'a appelé ?

Valencourt
Arrive ici, misérable ! Qu'est-ce que tu as fait ?
(Il le prend au collet et l'amène au milieu du théâtre.)


Justin
Moi, Monsieur !

Valencourt
J'en apprends de belles !… c'est toi qui te permets d'endormir ton patron… c'est toi qui te permets de l'hypnotiser !

Justin
Moi, Monsieur… qui vous a dit ça ?…

Valencourt
Je le sais… et sa sœur aussi ! hein, avoue !

Justin (se débattant)
Lâchez-moi, Monsieur.

Valencourt
Je te dis d'avouer…

Justin (se débattant)
Vous ne voulez pas me lâcher… Ah ! bien, attendez.

Emilienne
Ah ! mon Dieu !
(Justin, pendant que Valencourt le tient toujours au collet, essaye de tirer de ses facultés magnétiques un moyen de défense, et s'efforce d'hypnotiser son adversaire en faisant des passes sur lui, en le magnétisant du geste et du regard.)


Valencourt (voyant son jeu)
Ah ! tu veux jouer à ce jeu-là avec moi… Ah ! bien, tu tombes bien !
(Valencourt, sans le lâcher, se met à le fixer dans le blanc des yeux… Justin le fixe également et les deux hommes, luttent à qui endormira l'autre.)


Emilienne
Eloi, je vous en prie, séparez-les !

Eloi
Laissez, Mademoiselle, ça c'est un combat de gladiateurs.

Valencourt (tout en luttant, à Justin)
Tu n'as pas l'air de te douter que j'étais un des plus forts de l'école de Nancy.

Justin
Oui, oui, nous verrons.
(La lutte continue, résistance de part et d'autre, suivie avec anxiété par Emilienne, avec admiration par Eloi. Enfin, Justin, vaincu, terrassé par le fluide supérieur de Valencourt, est tout entier sous sa domination.)


Valencourt
Allons donc ! (Plaçant son doigt entre les deux yeux de Justin et avec ce seul doigt le tournant face au spectateur.)
et voilà l'homme !

Eloi
Bravo !

Emilienne (rassurée et joyeuse)
Ah ! papa !

Valencourt (à Justin)
Et maintenant, à genoux ! Justin se met à genoux. Valencourt va ouvrir la porte de gauche et appelle Boriquet et Francine.
Venez, vous autres !

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