Scène VI
Boriquet, Justin puis Francine
Justin (entrant)
C'est Mademoiselle Boriquet.
Boriquet
Ma sœur, faites entrer.
Justin fait signe d'entrer à Mlle Francine.
Francine (entrant)
Bonjour Gérard, comment vas-tu ?
Montre-moi ta petite figure, tu es pâlot !
Elle remonte, va à la cheminée et ôte son chapeau qu'elle place sur la cheminée.
Boriquet
Pâlot !… Au contraire, je dois être rouge, je le disais à l'instant à Justin. Je me donne le moins de mouvement possible, je m'assieds en fumant un cigare… ça suffit, je suis en transpiration comme si j'avais fait un kilomètre au pas de course.
Pendant ce temps, Justin prend la table qui se trouve au fond, à gauche, près du petit meuble et place cette table au milieu du théâtre et prépare le couvert.
Francine
C'est peut-être le cigare qui ne te vaut rien.
Boriquet
Je ne sais pas… ça m'arrive généralement à ces heures-ci, n'est-ce pas Justin ?
Justin (qui en mettant le couvert écoute et observe ce que dit Boriquet)
Plutôt, oui Monsieur.
Boriquet
N'est-ce pas… c'est toujours à peu près aux heures où vous faites l'appartement.
Justin (toujours en observant)
Comme par hasard ! Oui, Monsieur !
Francine
C'est curieux ! Ca doit venir du foie…
Boriquet
Il faudra que j'en parle au docteur… (A Justin.)
C'est bien, Justin, laissez-nous ! Vous servirez dès que ce sera prêt.
(Justin sort.)
Francine
Le docteur Valencourt et sa fille ne déjeunent pas avec nous ?
Boriquet (il s'assied sur le canapé)
Non, tu sais ils ont passé la nuit en chemin de fer, alors le temps de s'arranger, de s'installer, ça nous aurait fait déjeuner trop tard… ils ont préféré manger un morceau au buffet de la gare. Ils arriveront tout à l'heure…
Francine (émue, en lui tendant les mains)
Mon pauvre Gérard, va !
Boriquet
Quoi ?
Francine (elle s'assied sur la chaise de droite)
Quand je pense que bientôt tu seras un homme marié, que tu auras un ménage, des enfants…
Boriquet (sur le canapé)
Eh bien ! ce sont les lois naturelles.
Francine
Oui, mais qu'est-ce que je serai moi alors pour toi ?
Boriquet (avec élan)
Oh ! mais n'aie pas peur, tu seras toujours ma sœur !
Francine (très émue)
Oui n'est-ce pas !
Boriquet
Je te promets !
Francine
Ca n'empêche pas, va, que je suis très heureuse pour toi ! C'est un très joli mariage que tu vas faire là ! Mademoiselle Valencourt est charmante, c'est un excellent parti ! Son père est un médecin des plus distingués.
Boriquet
VaIencourt, je crois bien ! une des gloires de l'École de Nancy, un des protagonistes les plus triomphants du magnétisme appliqué à la médecine, la guérison par suggestion ! Il est très fort.
Francine
Qui, il paraît que ce n'est pas de la plaisanterie ! Moi, je ne sais pas, je me demande comment on peut endormir les gens rien qu'en les regardant.
Boriquet
Mais, ma chère amie, ça dépend des natures, tout ça, il faut des tempéraments faibles, nerveux… évidemment moi parbleu, on ne m'endormirait pas…
Francine
Je pense bien. C'est égal, je demanderai au docteur de me faire assister une fois à des expériences.
Boriquet
Après mon mariage, si tu veux.
Francine
Mon pauvre chéri, je crois bien !… Mais ça va aller rondement… puisque tout est décidé en principe et que le docteur ne vient à Paris que pour vous fiancer officiellement.
Boriquet
Et je n'en suis pas fâché, parce que vois-tu, si on ne se marie pas à mon âge, après, il est trop tard… Le mariage, vois-tu Francine…
A ce moment, la pendule sonne midi. Le visage de Boriquet change d'expression, le regard devient fixe comme celui d'une personne sous l'influence de l'hypnotisme.
Francine
Tiens midi ! (A Boriquet.)
Tu disais ?…(Apercevant le visage de Boriquet.)
Ah ! mon Dieu, qu'est-ce que tu as ?… (Boriquet ne répond pas.)
Gérard
Au douzième coup de midi, Boriquet se lève, comme mû par un ressort et sort précipitamment par le fond.