ACTE V - Scène 4


BLANCHE
Ah ! Madame !

DONA ISABELLE
Qu'as-tu ?

BLANCHE
La funeste journée !
Votre Carlos…

DONA ISABELLE
Eh bien ?

BLANCHE
Son père est en ces lieux,
Et n'est…

DONA ISABELLE
Quoi ?

BLANCHE
Qu'un pêcheur.

DONA ISABELLE
Qui te l'a dit ?

BLANCHE
Mes yeux.

DONA ISABELLE
Tes yeux ?

BLANCHE
Mes propres yeux.

DONA ISABELLE
Que j'ai peine à les croire !

DONA LÉONOR
Voudriez-vous, madame, en apprendre l'histoire ?

DONA ELVIRE
Que le ciel est injuste !

DONA ISABELLE
Il l'est, et nous fait voir
Par cet injuste effet son absolu pouvoir,
Qui du sang le plus vil tire une âme si belle,
Et forme une vertu qui n'a lustre que d'elle.
Parle, Blanche, et dis-nous comme il voit ce malheur.

BLANCHE
Avec beaucoup de honte, et plus encore de cœur.
Du haut de l'escalier je le voyais descendre ;
En vain de ce faux bruit il se voulait défendre ;
Votre cour, obstinée à lui changer de nom,
Murmurait tout autour : "Dom Sanche d'Aragon !"
Quand un chétif vieillard le saisit et l'embrasse.
Lui qui le reconnaît frémit de sa disgrâce ;
Puis laissant la nature à ses pleins mouvements,
Répond avec tendresse à ses embrassements.
Ses pleurs mêlent aux siens une fierté sincère ;
On n'entend que soupirs : "Ah ! Mon fils ! — Ah ! Mon père !
— Oh ! Jour trois fois heureux ! Moment trop attendu !
Tu m'as rendu la vie !" et : "Vous m'avez perdu !"
Chose étrange ! À ces cris de douleur et de joie,
Un grand peuple accouru ne veut pas qu'on les croie ;
Il s'aveugle soi-même ; et ce pauvre pêcheur,
En dépit de Carlos, passe pour imposteur.
Dans les bras de ce fils on lui fait mille hontes :
C'est un fourbe, un méchant suborné par les comtes.
Eux-mêmes (admirez leur générosité)
S'efforcent d'affermir cette incrédulité ;
Non qu'ils prennent sur eux de si lâches pratiques ;
Mais ils en font auteur un de leurs domestiques,
Qui pensant bien leur plaire, a si mal à propos
Instruit ce malheureux pour affronter Carlos.
Avec avidité cette histoire est reçue :
Chacun la tient trop vraie aussitôt qu'elle est sue ;
Et pour plus de croyance à cette trahison,
Les comtes font traîner ce bonhomme en prison.
Carlos rend témoignage en vain contre soi-même ;
Les vérités qu'il dit cèdent au stratagème,
Et dans le déshonneur qui l'accable aujourd'hui,
Ses plus grands envieux l'en sauvent malgré lui.
Il tempête, il menace, et bouillant de colère,
Il crie à pleine voix qu'on lui rende son père :
On tremble devant lui sans croire son courroux ;
Et rien… Mais le voici qui vient s'en plaindre à vous.

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