ACTE V - Scène 6


DOM ALVAR
Princesses, admirez l'orgueil d'un prisonnier,
Qu'en faveur de son fils on veut calomnier.
Ce malheureux pêcheur, par promesse ni crainte,
Ne saurait se résoudre à souffrir une feinte.
J'ai voulu lui parler, et n'en fais que sortir ;
J'ai tâché, mais en vain, de lui faire sentir
Combien mal à propos sa présence importune
D'un fils si généreux renverse la fortune,
Et qu'il le perd d'honneur, à moins que d'avouer
Que c'est un lâche tour qu'on le force à jouer ;
J'ai même à ces raisons ajouté la menace :
Rien ne peut l'ébranler, Sanche est toujours sa race,
Et quant à ce qu'il perd de fortune et d'honneur,
Il dit qu'il a de quoi le faire grand seigneur,
Et que plus de cent fois il a su de sa femme
(Voyez qu'il est crédule et simple au fond de l'âme)
Que voyant ce présent, qu'en mes mains il a mis,
La reine d'Aragon agrandirait son fils.
(À Dona Léonor)
Si vous le recevez avec autant de joie,
Madame, que par moi ce vieillard vous l'envoie,
Vous donnerez sans doute à cet illustre fils
Un rang encore plus haut que celui de marquis.
Ce bonhomme en paraît l'âme toute comblée.
Dom Alvar présente à Dona Léonor un petit écrin qui s'ouvre sans clef, au moyen d'un ressort secret.

DONA ISABELLE
Madame, à cet aspect vous paroissez troublée.

DONA LÉONOR
J'ai bien sujet de l'être en recevant ce don,
Madame : j'en saurai si mon fils vit ou non ;
Et c'est où le feu roi, déguisant sa naissance,
D'un sort si précieux mit la reconnaissance.
Disons ce qu'il enferme avant que de l'ouvrir.
Ah ! Sanche, si par là je puis le découvrir,
Vous pouvez être sûr d'un entier avantage
Dans les lieux dont le ciel a fait notre partage ;
Et qu'après ce trésor que vous m'aurez rendu,
Vous recevrez le prix qui vous en sera dû.
Mais à ce doux transport c'est déjà trop permettre.
Trouvons notre bonheur avant que d'en promettre.
Ce présent donc enferme un tissu de cheveux
Que reçut Dom Fernand pour arrhes de mes vœux,
Son portrait et le mien, deux pierres les plus rares
Que forme le soleil sous les climats barbares,
Et pour un témoignage encore plus certain,
Un billet que lui-même écrivit de sa main.

Un garde
Madame, Dom Raymond vous demande audience.

DONA LÉONOR
Qu'il entre. Pardonnez à mon impatience,
Si l'ardeur de le voir et de l'entretenir
Avant votre congé l'ose faire venir.

DONA ISABELLE
Vous pouvez commander dans toute la Castille,
Et je ne vous vois plus qu'avec des yeux de fille.

DONA LÉONOR
Laissez là, Dom Raymond, la mort de nos tyrans,
Et rendez seulement Dom Sanche à ses parents.
Vit-il ? Peut-il braver nos fières destinées ?

DOM RAYMOND
Sortant d'une prison de plus de six années,
Je l'ai cherché, madame, où pour les mieux braver,
Par l'ordre du feu roi je le fis élever,
Avec tant de secret, que même un second père,
Qui l'estime son fils, ignore ce mystère.
Ainsi qu'en votre cour Sanche y fut son vrai nom,
Et l'on n'en retrancha que cet illustre don.
Là j'ai su qu'à seize ans son généreux courage
S'indigna des emplois de ce faux parentage ;
Qu'impatient déjà d'être si mal tombé,
À sa fausse bassesse il s'était dérobé ;
Que déguisant son nom et cachant sa famille,
Il avait fait merveille aux guerres de Castille,
D'où quelque sien voisin, depuis peu de retour,
L'avait vu plein de gloire, et fort bien en la cour ;
Que du bruit de son nom elle était toute pleine,
Qu'il était connu même et chéri de la reine :
Si bien que ce pêcheur, d'aise tout transporté,
Avait couru chercher ce fils si fort vanté.

DONA LÉONOR
Dom Raymond, si vos yeux pouvaient le reconnaître…

DOM RAYMOND
Oui, je le vois, madame. Ah ! Seigneur, ah ! Mon maître !

DOM LOPE
Nous l'avions bien jugé : grand prince, rendez-vous ;
La vérité paraît ; cédez aux vœux de tous.

DONA LÉONOR
Dom Sanche, voulez-vous être seul incrédule ?

CARLOS
Je crains encore du sort un revers ridicule.
Mais, madame, voyez si le billet du roi
Accorde à Dom Raymond ce qu'il vous dit de moi.
Dona Eleonor ouvre l'écrin, et ne tire un billet qu'elle lit.
Pour tromper un tyran je vous trompe vous-même.
Vous reverrez ce fils que je vous fais pleurer :
Cette erreur lui peut rendre un jour le diadème ;
Et je vous l'ai caché pour le mieux assurer.
Si ma feinte vers vous passe pour criminelle,
Pardonnez-moi les maux qu'elle vous fait souffrir,
De crainte que les soins de l'amour maternelle
Par leurs empressements le fissent découvrir.
Nugne, un pauvre pêcheur, s'en croit être le père ;
Sa femme en son absence accouchant d'un fils mort,
Elle reçut le vôtre, et sut si bien se taire,
Que le père et le fils en ignorent le sort.
Elle-même l'ignore ; et d'un si grand échange
Elle sait seulement qu'il n'est pas de son sang,
Et croit que ce présent, par un miracle étrange,
Doit un jour par vos mains lui rendre son vrai rang.
À ces marques, un jour, daignez le reconnaître ;
Et puisse l'Aragon, retournant sous vos lois,
Apprendre ainsi que vous, de moi qui l'ai vu naître,
Que Sanche, fils de Nugne, est le sang de ses rois !
Don Fernand d'Aragon.

DONA LÉONOR
(après l'avoir lu.)
Ah ! Mon fils, s'il en faut encore davantage,
Croyez-en vos vertus et votre grand courage.

CARLOS
(à Dona Léonor.)
Ce serait mal répondre à ce rare bonheur
Que vouloir me défendre encore d'un tel honneur.
Je reprends toutefois Nugne pour mon vrai père,
Si vous ne m'ordonnez, madame, que j'espère.

DONA ISABELLE
C'est trop peu d'espérer, quand tout vous est acquis.
Je vous avais fait tort en vous faisant marquis ;
Et vous n'aurez pas lieu désormais de vous plaindre
De ce retardement où j'ai su vous contraindre.
Et pour moi, que le ciel destinait pour un roi,
Digne de la Castille, et digne encore de moi,
J'avais mis cette bague en des mains assez bonnes
Pour la rendre à Dom Sanche, et joindre nos couronnes.

CARLOS
Je ne m'étonne plus de l'orgueil de mes vœux,
Qui, sans le partager, donnaient mon cœur à deux :
Dans les obscurités d'une telle aventure,
L'amour se confondait avec la nature.

DONA ELVIRE
Le nôtre y répondait sans faire honte au rang,
Et le mien vous payait ce que devait le sang.

CARLOS
(à Dona Elvire.)
Si vous m'aimez encore, et m'honorez en frère,
Un époux de ma main pourrait-il vous déplaire ?

DONA ELVIRE
Si Dom Alvar de Lune est cet illustre époux,
Il vaut bien à mes yeux tout ce qui n'est point vous.

CARLOS
(à Dona Elvire.)
Il honorait en moi la vertu toute nue.
À Dom Manrique et à Dom Lope.
Et vous, qui dédaigniez ma naissance inconnue,
Comtes, et les premiers en cet événement
Jugiez en ma faveur si véritablement,
Votre dédain fut juste autant que son estime :
C'est la même vertu sous une autre maxime.
Dom Raymond, à Dom Isabelle.
Souffrez qu'à l'Aragon il daigne se montrer.
Nos députés, madame, impatients d'entrer…

DONA ISABELLE
Il vaut mieux leur donner audience publique,
Afin qu'aux yeux de tous ce miracle s'explique.
Allons ; et cependant qu'on mette en liberté
Celui par qui tant d'heur nous vient d'être apporté ;
Et qu'on l'amène ici, plus heureux qu'il ne pense,
Recevoir de ses soins la digne récompense.

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