ACTE II - Scène 4


DONA ELVIRE
Ah ! Carlos, car j'ai peine à vous nommer marquis,
Non qu'un titre si beau ne vous soit bien acquis,
Non qu'avec justice il ne vous appartienne,
Mais parce qu'il vous vient d'autre main que la mienne,
Et que je présumais n'appartenir qu'à moi
D'élever votre gloire au rang où je la vois.
Je me consolerais toutefois avec joie
Des faveurs que sans moi le ciel sur vous déploie,
Et verrais sans envie agrandir un héros,
Si le marquis tenait ce qu'a promis Carlos,
S'il avait comme lui son bras à mon service.
Je venais à la reine en demander justice ;
Mais puisque je vous vois, vous m'en ferez raison.
Je vous accuse donc, non pas de trahison,
Pour un cœur généreux cette tache est trop noire,
Mais d'un peu seulement de manque de mémoire.

CARLOS
Moi, madame ?

DONA ELVIRE
écoutez mes plaintes en repos.
Je me plains du marquis, et non pas de Carlos :
Carlos de tout son cœur me tiendrait sa parole ;
Mais ce qu'il m'a donné, le marquis me le vole :
C'est lui seul qui dispose ainsi du bien d'autrui,
Et prodigue son bras quand il n'est plus à lui.
Carlos se souviendrait que sa haute vaillance
Doit ranger Dom Garcie à mon obéissance,
Qu'elle doit affermir mon sceptre dans ma main,
Qu'il doit m'accompagner peut-être dès demain ;
Mais ce Carlos n'est plus, le marquis lui succède,
Qu'une autre soif de gloire, un autre objet possède,
Et qui du même bras que m'engageait sa foi,
Entreprend trois combats pour une autre que moi.
Hélas ! Si ces honneurs dont vous comble la reine
Réduisent mon espoir en une attente vaine ;
Si les nouveaux desseins que vous en concevez
Vous ont fait oublier ce que vous me devez,
Rendez-lui ces honneurs qu'un tel oubli profane,
Rendez-lui Pennafiel, Burgos, et Santillane ;
L'Aragon a de quoi vous payer ces refus,
Et vous donner encore quelque chose de plus.

CARLOS
Et Carlos, et marquis, je suis à vous, madame :
Le changement de rang ne change point mon âme ;
Mais vous trouverez bon que par ces trois défis
Carlos tâche à payer ce que doit le marquis.
Vous réserver mon bras noirci d'une infamie,
Attirerait sur vous la fortune ennemie,
Et vous hasarderait, par cette lâcheté,
Au juste châtiment qu'il aurait mérité.
Quand deux occasions pressent un grand courage,
L'honneur à la plus proche avidement l'engage,
Et lui fait préférer, sans le rendre inconstant,
Celle qui se présente à celle qui l'attend.
Ce n'est pas, toutefois, madame, qu'il l'oublie,
Mais bien que je vous doive immoler Dom Garcie,
J'ai vu que vers la reine on perdait le respect,
Que d'un indigne amour son cœur était suspect ;
Pour m'avoir honoré je l'ai vue outragée,
Et ne puis m'acquitter qu'après l'avoir vengée.

DONA ELVIRE
C'est me faire une excuse où je ne comprends rien,
Sinon que son service est préférable au mien,
Qu'avant que de me suivre on doit mourir pour elle,
Et qu'étant son sujet, il faut m'être infidèle.

CARLOS
Ce n'est point en sujet que je cours au combat :
Peut-être suis-je né dedans quelque autre état ;
Mais par un zèle entier et pour l'une et pour l'autre,
J'embrasse également son service et le vôtre,
Et les plus grands périls n'ont rien de hasardeux
Que j'ose refuser pour aucune des deux.
Quoique engagé demain à combattre pour elle,
S'il fallait aujourd'hui venger votre querelle,
Tout ce que je lui dois ne m'empêcherait pas
De m'exposer pour vous à plus de trois combats.
Je voudrais toutes deux pouvoir vous satisfaire,
Vous, sans manquer vers elle ; elle, sans vous déplaire :
Cependant je ne puis servir elle ni vous
Sans de l'une ou de l'autre allumer le courroux.
Je plaindrais un amant qui souffrirait mes peines,
Et tel pour deux beautés que je suis pour deux reines,
Se verrait déchiré par un égal amour,
Tel que sont mes respects dans l'une et l'autre cour :
L'âme d'un tel amant, tristement balancée,
Sur d'éternels soucis voit flotter sa pensée ;
Et ne pouvant résoudre à quels vœux se borner,
N'ose rien acquérir, ni rien abandonner :
Il n'aime qu'avec trouble, il ne voit qu'avec crainte ;
Tout ce qu'il entreprend donne sujet de plainte ;
Ses hommages partout ont de fausses couleurs,
Et son plus grand service est un grand crime ailleurs.

DONA ELVIRE
Aussi sont-ce d'amour les premières maximes,
Que partager son âme est le plus grand des crimes.
Un cœur n'est à personne alors qu'il est à deux ;
Aussitôt qu'il les offre il dérobe ses vœux ;
Ce qu'il a de constance, à choisir trop timide,
Le rend vers l'une ou l'autre incessamment perfide ;
Et comme il n'est enfin ni rigueurs, ni mépris
Qui d'un pareil amour ne soient un digne prix,
Il ne peut mériter d'aucun œil qui le charme,
En servant, un regard ; en mourant, une larme.

CARLOS
Vous seriez bien sévère envers un tel amant.

DONA ELVIRE
Allons voir si la reine agirait autrement,
S'il en devrait attendre un plus léger supplice.
Cependant Dom Alvar le premier entre en lice ;
Et vous savez l'amour qu'il m'a toujours fait voir.

CARLOS
Je sais combien sur lui vous avez de pouvoir.

DONA ELVIRE
Quand vous le combattrez, pensez à ce que j'aime,
Et ménagez son sang comme le vôtre même.

CARLOS
Quoi ? M'ordonneriez-vous qu'ici j'en fisse un roi ?

DONA ELVIRE
Je vous dis seulement que vous pensiez à moi.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024