ACTE III - Scène 4


DONA ISABELLE
Comtes, je ne veux plus donner lieu qu'on murmure
Que choisir par autrui c'est me faire une injure ;
Et puisque de ma main le choix sera plus beau,
Je veux choisir moi-même, et reprendre l'anneau.
Je ferai plus pour vous : des trois qu'on me propose,
J'en exclus Dom Alvar ; vous en savez la cause :
Je ne veux point gêner un cœur plein d'autres feux,
Et vous ôte un rival pour le rendre à ses vœux.
Qui n'aime que par force aime qu'on le néglige ;
Et mon refus du moins autant que vous l'oblige.
Vous êtes donc les seuls que je veux regarder ;
Mais avant qu'à choisir j'ose me hasarder,
Je voudrais voir en vous quelque preuve certaine
Qu'en moi c'est moi qu'on aime, et non l'éclat de reine.
L'amour n'est, ce dit-on, qu'une union d'esprits ;
Et je tiendrais des deux celui-là mieux épris
Qui favoriserait ce que je favorise,
Et ne mépriserait que ce que je méprise,
Qui prendrait en m'aimant même cœur, mêmes yeux :
Si vous ne m'entendez, je vais m'expliquer mieux.
Aux vertus de Carlos j'ai paru libérale :
Je voudrais en tous deux voir une estime égale,
Qu'il trouvât même honneur, même justice en vous,
Car ne présumez pas que je prenne un époux
Pour m'exposer moi-même à ce honteux outrage
Qu'un roi fait de ma main détruise mon ouvrage ;
N'y pensez l'un ni l'autre, à moins qu'un digne effet
Suive de votre part ce que pour lui j'ai fait,
Et que par cet aveu je demeure assurée
Que tout ce qui m'a plu doit être de durée.

DOM MANRIQUE
Toujours Carlos, madame ! Et toujours son bonheur
fait dépendre de lui le nôtre et votre cœur !
Mais puisque c'est par là qu'il faut enfin vous plaire,
Vous-même apprenez-nous ce que nous pouvons faire.
Nous l'estimons tous deux un des braves guerriers
À qui jamais la guerre ait donné des lauriers ;
Notre liberté même est due à sa vaillance ;
Et quoiqu'il ait tantôt montré quelque insolence,
Dont nous a dû piquer l'honneur de notre rang,
Vous avez suppléé l'obscurité du sang.
Ce qu'il vous plaît qu'il soit, il est digne de l'être.
Nous lui devons beaucoup, et l'allions reconnaître,
L'honorer en soldat, et lui faire du bien ;
Mais après vos faveurs nous ne pouvons plus rien :
Qui pouvait pour Carlos ne peut rien pour un comte ;
Il n'est rien en nos mains qu'il en reçût sans honte ;
Et vous avez pris soin de le payer pour nous.

DONA ISABELLE
Il en est en vos mains, des présents assez doux,
Qui purgeraient vos noms de toute ingratitude,
Et mon âme pour lui de toute inquiétude ;
Il en est dont sans honte il serait possesseur :
En un mot, vous avez l'un et l'autre une sœur ;
Et je veux que le roi qu'il me plaira de faire
En recevant ma main, le fasse son beau-frère ;
Et que par cet hymen son destin affermi
Ne puisse en mon époux trouver son ennemi.
Ce n'est pas, après tout, que j'en craigne la haine ;
Je sais qu'en cet état je serai toujours reine,
Et qu'un tel roi jamais, quel que soit son projet,
Ne sera sous ce nom que mon premier sujet ;
Mais je ne me plais pas à contraindre personne,
Et moins que tous un cœur à qui le mien se donne.
Répondez donc tous deux : n'y consentez-vous pas ?

DOM MANRIQUE
Oui, madame, aux plus longs et plus cruels trépas,
Plutôt qu'à voir jamais de pareils hyménées
Ternir en un moment l'éclat de mille années.
Ne cherchez point par là cette union d'esprits :
Votre sceptre, madame, est trop cher à ce prix ;
Et jamais…

DONA ISABELLE
Ainsi donc vous me faites connaître
Que ce que je l'ai fait il est digne de l'être,
Que je puis suppléer l'obscurité du sang ?

DOM MANRIQUE
Oui, bien pour l'élever jusques à notre rang.
Jamais un souverain ne doit compte à personne
Des dignités qu'il fait, et des grandeurs qu'il donne :
S'il est d'un sort indigne ou l'auteur ou l'appui,
Comme il le fait lui seul, la honte est toute à lui.
Mais disposer d'un sang que j'ai reçu sans tache !
Avant que le souiller il faut qu'on me l'arrache :
J'en dois compte aux aïeux dont il est hérité,
À toute leur famille, à la postérité.

DONA ISABELLE
Et moi, Manrique, et moi, qui n'en dois aucun conte,
J'en disposerai seule, et j'en aurai la honte.
Mais quelle extravagance a pu vous figurer
Que je me donne à vous pour vous déshonorer,
Que mon sceptre en vos mains porte quelque infamie ?
Si je suis jusque-là de moi-même ennemie,
En quelle qualité, de sujet, ou d'amant,
M'osez-vous expliquer ce noble sentiment ?
Ah ! Si vous n'apprenez à parler d'autre sorte…

DOM LOPE
Madame, pardonnez à l'ardeur qui l'emporte ;
Il devait s'excuser avec plus de douceur.
Nous avons, en effet, l'un et l'autre une sœur ;
Mais, si j'ose en parler avec quelque franchise,
À d'autres qu'au marquis l'une et l'autre est promise.

DONA ISABELLE
À qui, Dom Lope ?

DOM MANRIQUE
À moi, madame.

DONA ISABELLE
Et l'autre ?

DOM LOPE
À moi.

DONA ISABELLE
J'ai donc tort parmi vous de vouloir faire un roi.
Allez, heureux amants, allez voir vos maîtresses ;
Et parmi les douceurs de vos dignes caresses,
N'oubliez pas de dire à ces jeunes esprits
Que vous faites du trône un généreux mépris.
Je vous l'ai déjà dit, je ne force personne,
Et rends grâce à l'état des amants qu'il me donne.

DOM LOPE
écoutez-nous, de grâce.

DONA ISABELLE
Et que me direz-vous ?
Que la constance est belle au jugement de tous ?
Qu'il n'est point de grandeurs qui la doivent séduire ?
Quelques autres que vous m'en sauront mieux instruire ;
Et si cette vertu ne se doit point forcer,
Peut-être qu'à mon tour je saurai l'exercer.

DOM LOPE
Exercez-la, madame, et souffrez qu'on s'explique.
Vous connaîtrez du moins Dom Lope et Dom Manrique,
Qu'un vertueux amour qu'ils ont tous deux pour vous,
Ne pouvant rendre heureux sans en faire un jaloux,
Porte à tarir ainsi la source des querelles
Qu'entre les grands rivaux on voit si naturelles.
Ils se sont l'un et l'autre attachés par ces nœuds
Qui n'auront leur effet que pour le malheureux :
Il me devra sa sœur, s'il faut qu'il vous obtienne ;
Et si je suis à vous, je lui devrai la mienne.
Celui qui doit vous perdre, ainsi, malgré son sort,
À s'approcher de vous fait encore son effort ;
Ainsi, pour consoler l'une et l'autre infortune,
L'une et l'autre est promise, et nous n'en devons qu'une :
Nous ignorons laquelle ; et vous la choisirez,
Puisqu'enfin c'est la sœur du roi que vous ferez.
Jugez donc si Carlos en peut être beau-frère,
Et si vous devez rompre un nœud si salutaire,
Hasarder un repos à votre état si doux,
Qu'affermit sous vos lois la concorde entre nous.

DONA ISABELLE
Et ne savez-vous point qu'étant ce que vous êtes,
Vos sœurs, par conséquent, mes premières sujettes,
Les donner sans mon ordre, et même malgré moi,
C'est dans mon propre état m'oser faire la loi ?

DOM MANRIQUE
Agissez donc enfin, madame, en souveraine,
Et souffrez qu'on s'excuse, ou commandez en reine ;
Nous vous obéirons, mais sans y consentir ;
Et pour vous dire tout avant que de sortir,
Carlos est généreux, il connaît sa naissance ;
Qu'il se juge en secret sur cette connaissance ;
Et s'il trouve son sang digne d'un tel honneur,
Qu'il vienne, nous tiendrons l'alliance à bonheur ;
Qu'il choisisse des deux, et l'épouse, s'il l'ose.
Nous n'avons plus, madame, à vous dire autre chose :
Mettre en un tel hasard le choix de leur époux,
C'est jusqu'où nous pouvons nous abaisser pour vous ;
Mais, encore une fois, que Carlos y regarde,
Et pense à quels périls cet hymen le hasarde.

DONA ISABELLE
Vous-même gardez bien, pour le trop dédaigner,
Que je ne montre enfin comme je sais régner.

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