ACTE II - Scène 2


DONA ISABELLE
Vous avez bien servi, marquis, et jusqu'ici
Vos armes ont pour nous dignement réussi :
Je pense avoir aussi bien payé vos services.
Malgré vos envieux et leurs mauvais offices,
J'ai fait beaucoup pour vous, et tout ce que j'ai fait
Ne vous a pas coûté seulement un souhait.
Si cette récompense est pourtant si petite
Qu'elle ne puisse aller jusqu'à votre mérite,
S'il vous en reste encore quelque autre à souhaiter,
Parlez, et donnez-moi moyen de m'acquitter.

CARLOS
Après tant de faveurs à pleines mains versées,
Dont mon cœur n'eût osé concevoir les pensées,
Surpris, troublé, confus, accablé de bienfaits,
Que j'osasse former encore quelques souhaits !

DONA ISABELLE
Vous êtes donc content ; et j'ai lieu de me plaindre.

CARLOS
De moi ?

DONA ISABELLE
De vous, marquis. Je vous parle sans feindre :
écoutez. Votre bras a bien servi l'état,
Tant que vous n'avez eu que le nom de soldat ;
Dès que je vous fais grand, sitôt que je vous donne
Le droit de disposer de ma propre personne,
Ce même bras s'apprête à troubler son repos,
Comme si le marquis cessait d'être Carlos,
Ou que cette grandeur ne fût qu'un avantage
Qui dût à sa ruine armer votre courage.
Les trois comtes en sont les plus fermes soutiens :
Vous attaquez en eux ses appuis et les miens ;
C'est son sang le plus pur que vous voulez répandre ;
Et vous pouvez juger l'honneur qu'on leur doit rendre,
Puisque ce même état, me demandant un roi,
Les a jugés eux trois les plus dignes de moi.
Peut-être un peu d'orgueil vous a mis dans la tête
Qu'à venger leur mépris ce prétexte est honnête :
Vous en avez suivi la première chaleur ;
Mais leur mépris va-t-il jusqu'à votre valeur ?
N'en ont-ils pas rendu témoignage à ma vue ?
Ils ont fait peu d'état d'une race inconnue,
Ils ont douté d'un sort que vous voulez cacher :
Quand un doute si juste aurait dû vous toucher,
J'avais pris quelque soin de vous venger moi-même.
Remettre entre vos mains le don du diadème,
Ce n'était pas, marquis, vous venger à demi.
Je vous ai fait leur juge, et non leur ennemi,
Et si sous votre choix j'ai voulu les réduire,
C'est pour vous faire honneur et non pour les détruire.
C'est votre seul avis, non leur sang que je veux ;
Et c'est m'entendre mal que vous armer contre eux.
N'auriez-vous point pensé que si ce grand courage
Vous pouvait sur tous trois donner quelque avantage,
On dirait que l'état, me cherchant un époux,
N'en aurait pu trouver de comparable à vous ?
Ah ! Si je vous croyais si vain, si téméraire…

CARLOS
Madame, arrêtez là votre juste colère ;
Je suis assez coupable, et n'ai que trop osé,
Sans choisir pour me perdre un crime supposé.
Je ne me défends point des sentiments d'estime
Que vos moindres sujets auraient pour vous sans crime.
Lorsque je vois en vous les célestes accords
Des grâces de l'esprit et des beautés du corps,
Je puis, de tant d'attraits l'âme toute ravie,
Sur l'heur de votre époux jeter un œil d'envie ;
Je puis contre le ciel en secret murmurer
De n'être pas né roi pour pouvoir espérer ;
Et les yeux éblouis de cet éclat suprême,
Baisser soudain la vue, et rentrer en moi-même ;
Mais que je laisse aller d'ambitieux soupirs,
Un ridicule espoir, de criminels désirs !…
Je vous aime, madame, et vous estime en reine ;
Et quand j'aurais des feux dignes de votre haine,
Si votre âme, sensible à ces indignes feux,
Se pouvait oublier jusqu'à souffrir mes vœux ;
Si par quelque malheur que je ne puis comprendre,
Du trône jusqu'à moi je la voyais descendre,
Commençant aussitôt à vous moins estimer,
Je cesserais sans doute aussi de vous aimer.
L'amour que j'ai pour vous est tout à votre gloire :
Je ne vous prétends point pour fruit de ma victoire ;
Je combats vos amants, sans dessein d'acquérir
Que l'heur d'en faire voir le plus digne, et mourir ;
Et tiendrais mon destin assez digne d'envie,
S'il le faisait connaître aux dépens de ma vie.
Serait-ce à vos faveurs répondre pleinement
Que hasarder ce choix à mon seul jugement ?
Il vous doit un époux, à la Castille un maître :
Je puis en mal juger, je puis les mal connaître.
Je sais qu'ainsi que moi le démon des combats
Peut donner au moins digne et vous et vos états ;
Mais du moins, si le sort des armes journalières
En laisse par ma mort de mauvaises lumières,
Elle m'en ôtera la honte et le regret ;
Et même si votre âme en aime un en secret,
Et que ce triste choix rencontre mal le vôtre,
Je ne vous verrai point, entre les bras d'un autre,
Reprocher à Carlos par de muets soupirs
Qu'il est l'unique auteur de tous vos déplaisirs.

DONA ISABELLE
Ne cherchez point d'excuse à douter de ma flamme,
Marquis ; je puis aimer, puisqu'enfin je suis femme ;
Mais, si j'aime, c'est mal me faire votre cour
Qu'exposer au trépas l'objet de mon amour ;
Et toute votre ardeur se serait modérée
À m'avoir dans ce doute assez considérée :
Je le veux éclaircir, et vous mieux éclairer,
Afin de vous apprendre à me considérer.
Je ne le cèle point ; j'aime, Carlos, oui, j'aime ;
Mais l'amour de l'état, plus fort que de moi-même,
Cherche, au lieu de l'objet le plus doux à mes yeux,
Le plus digne héros de régner en ces lieux ;
Et craignant que mes feux osassent me séduire,
J'ai voulu m'en remettre à vous pour m'en instruire.
Mais je crois qu'il suffit que cet objet d'amour
Perde le trône et moi sans perdre encore le jour ;
Et mon cœur qu'on lui vole en souffre assez d'alarmes,
Sans que sa mort pour moi me demande des larmes.

CARLOS
Ah ! Si le ciel tantôt me daignait inspirer
En quel heureux amant je vous dois révérer,
Que par une facile et soudaine victoire…

DONA ISABELLE
Ne pensez qu'à défendre et vous et votre gloire.
Quel qu'il soit, les respects qui l'auraient épargné
Lui donneraient un prix qu'il aurait mal gagné ;
Et céder à mes feux plutôt qu'à son mérite
Ne serait que me rendre au juge que j'évite.
Je n'abuserai point du pouvoir absolu,
Pour défendre un combat entre vous résolu ;
Je blesserais par là l'honneur de tous les quatre :
Les lois vous l'ont permis, je vous verrai combattre ;
C'est à moi, comme reine, à nommer le vainqueur.
Dites-moi, cependant, qui montre plus de cœur ?
Qui des trois le premier éprouve la fortune ?

CARLOS
Don Alvar.

DONA ISABELLE
Don Alvar !

CARLOS
Oui, Dom Alvar de Lune.

DONA ISABELLE
On dit qu'il aime ailleurs.

CARLOS
On le dit ; mais enfin
Lui seul jusqu'ici tente un si noble destin.

DONA ISABELLE
Je devine à peu près quel intérêt l'engage ;
Et nous verrons demain quel sera son courage.

CARLOS
Vous ne m'avez donné que ce jour pour ce choix.

DONA ISABELLE
J'aime mieux au lieu d'un vous en accorder trois.

CARLOS
Madame, son cartel marque cette journée.

DONA ISABELLE
C'est peu que son cartel, si je ne l'ai donnée ;
Qu'on le fasse venir pour la voir différer.
Je vais pour vos combats faire tout préparer.
Adieu : souvenez-vous surtout de ma défense ;
Et vous aurez demain l'honneur de ma présence.

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