ACTE I - Scène 3
DONA ISABELLE
Avant que de choisir je demande un serment,
Comtes, qu'on agréera mon choix aveuglément ;
Que les deux méprisés, et tous les trois peut-être,
De ma main, quel qu'il soit, accepteront un maître ;
Car enfin je suis libre à disposer de moi ;
Le choix de mes états ne m'est point une loi ;
D'une troupe importune il m'a débarrassée,
Et d'eux tous sur vous trois détourné ma pensée,
Mais sans nécessité de l'arrêter sur vous.
J'aime à savoir par là qu'on vous préfère à tous ;
Vous m'en êtes plus chers et plus considérables :
J'y vois de vos vertus les preuves honorables ;
J'y vois la haute estime où sont vos grands exploits ;
Mais quoique mon dessein soit d'y borner mon choix,
Le ciel en un moment quelquefois nous éclaire.
Je veux, en le faisant, pouvoir ne le pas faire,
Et que vous avouiez que pour devenir roi,
Quiconque me plaira n'a besoin que de moi.
DOM LOPE
C'est une autorité qui vous demeure entière ;
Votre état avec vous n'agit que par prière,
Et ne vous a pour nous fait voir ses sentiments
Que par obéissance à vos commandements.
Ce n'est point ni son choix ni l'éclat de ma race
Qui me font, grande reine, espérer cette grâce :
Je l'attends de vous seule et de votre bonté,
Comme on attend un bien qu'on n'a pas mérité,
Et dont, sans regarder service, ni famille,
Vous pouvez faire part au moindre de Castille.
C'est à nous d'obéir, et non d'en murmurer ;
Mais vous nous permettrez toutefois d'espérer
Que vous ne ferez choir cette faveur insigne,
Ce bonheur d'être à vous, que sur le moins indigne ;
Et que votre vertu vous fera trop savoir
Qu'il n'est pas bon d'user de tout votre pouvoir.
Voilà mon sentiment.
DONA ISABELLE
Parlez, vous, Dom Manrique.
DOM MANRIQUE
Madame, puisqu'il faut qu'à vos yeux je m'explique,
Quoique votre discours nous ait fait des leçons
Capables d'ouvrir l'âme à de justes soupçons,
Je vous dirai pourtant, comme à ma souveraine,
Que pour faire un vrai roi vous le fassiez en reine,
Que vous laisser borner, c'est vous-même affaiblir
La dignité du rang qui le doit ennoblir ;
Et qu'à prendre pour loi le choix qu'on vous propose,
Le roi que vous feriez vous devrait peu de chose,
Puisqu'il tiendrait les noms de monarque et d'époux
Du choix de vos états aussi bien que de vous.
Pour moi, qui vous aimai sans sceptre et sans couronne,
Qui n'ai jamais eu d'yeux que pour votre personne,
Que même le feu roi daigna considérer
Jusqu'à souffrir ma flamme et me faire espérer,
J'oserai me promettre un sort assez propice
De cet aveu d'un frère et quatre ans de service ;
Et sur ce doux espoir dussai-je me trahir,
Puisque vous le voulez, je jure d'obéir.
DONA ISABELLE
C'est comme il faut m'aimer. Et Dom Alvar de Lune ?
DOM ALVAR
Je ne vous ferai point de harangue importune.
Choisissez hors des trois, tranchez absolument :
Je jure d'obéir, madame, aveuglément.
DONA ISABELLE
Sous les profonds respects de cette déférence
Vous nous cachez peut-être un peu d'indifférence ;
Et comme votre cœur n'est pas sans autre amour,
Vous savez des deux parts faire bien votre cour.
DOM ALVAR
Madame…
DONA ISABELLE
C'est assez ; que chacun prenne place.
Ici les trois reines prennent chacune un fauteuil, et après que les trois comtes et le reste des grands qui sont présents se sont assis sur des bancs préparés exprès, Carlos, y voyant une place vide, s'y veut seoir, et Dom Manrique l'en empêche.
DOM MANRIQUE
Tout beau, tout beau, Carlos ! D'où vous vient cette audace ?
Et quel titre en ce rang a pu vous établir ?
CARLOS
J'ai vu la place vide, et cru la bien remplir.
DOM MANRIQUE
Un soldat bien remplir une place de comte !
CARLOS
Seigneur, ce que je suis ne me fait point de honte.
Depuis plus de six ans il ne s'est fait combat
Qui ne m'ait bien acquis ce grand nom de soldat :
J'en avais pour témoin le feu roi votre frère,
Madame ; et par trois fois…
DOM MANRIQUE
Nous vous avons vu faire,
Et savons mieux que vous ce que peut votre bras.
DONA ISABELLE
Vous en êtes instruits, et je ne la suis pas :
Laissez-le me l'apprendre. Il importe aux monarques
Qui veulent aux vertus rendre de dignes marques,
De les savoir connaître, et ne pas ignorer
Ceux d'entre leurs sujets qu'ils doivent honorer.
DOM MANRIQUE
Je ne me croyais pas être ici pour l'entendre.
DONA ISABELLE
Comte, encore une fois, laissez-le me l'apprendre.
Nous aurons temps pour tout. Et vous, parlez, Carlos.
CARLOS
Je dirai qui je suis, madame, en peu de mots.
On m'appelle soldat : je fais gloire de l'être ;
Au feu roi par trois fois je le fis bien paraître.
L'étendard de Castille, à ses yeux enlevé,
Des mains des ennemis par moi seul fut sauvé :
Cette seule action rétablit la bataille,
fit rechasser le More au pied de sa muraille,
Et rendant le courage aux plus timides cœurs,
Rappela les vaincus, et défit les vainqueurs.
Ce même roi me vit dedans l'Andalousie
Dégager sa personne en prodiguant ma vie,
Quand tout percé de coups, sur un monceau de morts,
Je lui fis si longtemps bouclier de mon corps,
Qu'enfin autour de lui ses troupes ralliées,
Celles qui l'enfermaient furent sacrifiées ;
Et le même escadron qui vint le secourir
Le ramena vainqueur, et moi prêt à mourir.
Je montai le premier sur les murs de Séville,
Et tins la brèche ouverte aux troupes de Castille.
Je ne vous parle point d'assez d'autres exploits,
Qui n'ont pas pour témoins eu les yeux de mes rois.
Tel me voit et m'entend, et me méprise encore,
Qui gémirait sans moi dans les prisons du More.
DOM MANRIQUE
Nous parlez-vous, Carlos, pour Dom Lope et pour moi ?
CARLOS
Je parle seulement de ce qu'a vu le roi,
Seigneur ; et qui voudra parle à sa conscience.
Voilà dont le feu roi me promit récompense ;
Mais la mort le surprit comme il la résolvait.
DONA ISABELLE
Il se fût acquitté de ce qu'il vous devait ;
Et moi, comme héritant son sceptre et sa couronne,
Je prends sur moi sa dette, et je vous la fais bonne.
Seyez-vous, et quittons ces petits différends.
DOM LOPE
Souffrez qu'auparavant il nomme ses parents.
Nous ne contestons point l'honneur de sa vaillance,
Madame ; et s'il en faut notre reconnaissance,
Nous avouerons tous deux qu'en ces combats derniers
L'un et l'autre, sans lui, nous étions prisonniers ;
Mais enfin la valeur, sans l'éclat de la race,
N'eut jamais aucun droit d'occuper cette place.
CARLOS
Se pare qui voudra des noms de ses aïeux :
Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux ;
Je ne veux rien devoir à ceux qui m'ont fait naître,
Et suis assez connu sans les faire connaître.
Mais pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits :
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.
DOM LOPE
Vous le voyez, madame, et la preuve en est claire :
Sans doute il n'est pas noble.
DONA ISABELLE
Eh bien ! Je l'anoblis,
Quelle que soit sa race et de qui qu'il soit fils.
Qu'on ne conteste plus.
DOM MANRIQUE
Encore un mot, de grâce.
DONA ISABELLE
Don Manrique, à la fin, c'est prendre trop d'audace.
Ne puis-je l'anoblir si vous n'y consentez ?
DOM MANRIQUE
Oui, mais ce rang n'est dû qu'aux hautes dignités ;
Tout autre qu'un marquis ou comte le profane.
DONA ISABELLE
Eh bien ! Seyez-vous donc, marquis de Santillane,
Comte de Pennafiel, gouverneur de Burgos.
Don Manrique, est-ce assez pour faire seoir Carlos ?
Vous reste-t-il encore quelque scrupule en l'âme ?
Dom Manrique et Dom Lope se lèvent, et Carlos se sied.
DOM MANRIQUE
Achevez, achevez ; faites-le roi, madame :
Par ces marques d'honneur l'élever jusqu'à nous,
C'est moins nous l'égaler que l'approcher de vous.
Ce préambule adroit n'était pas sans mystère ;
Et ces nouveaux serments qu'il nous a fallu faire
Montraient bien dans votre âme un tel choix préparé.
Enfin vous le pouvez, et nous l'avons juré.
Je suis prêt d'obéir ; et loin d'y contredire,
Je laisse entre ses mains et vous et votre empire.
Je sors avant ce choix, non que j'en sois jaloux,
Mais de peur que mon front n'en rougisse pour vous.
DONA ISABELLE
Arrêtez, insolent : votre reine pardonne
Ce qu'une indigne crainte imprudemment soupçonne ;
Et pour la démentir, veut bien vous assurer
Qu'au choix de ses états elle veut demeurer ;
Que vous tenez encore même rang dans son âme ;
Qu'elle prend vos transports pour un excès de flamme,
Et qu'au lieu d'en punir le zèle injurieux,
Sur un crime d'amour elle ferme les yeux.
DOM MANRIQUE
Madame, excusez donc si quelque antipathie…
DONA ISABELLE
Ne faites point ici de fausse modestie :
J'ai trop vu votre orgueil pour le justifier,
Et sais bien les moyens de vous humilier.
Soit que j'aime Carlos, soit que par simple estime
Je rende à ses vertus un honneur légitime,
Vous devez respecter, quels que soient mes desseins,
Ou le choix de mon cœur, ou l'œuvre de mes mains.
Je l'ai fait votre égal ; et quoiqu'on s'en mutine,
Sachez qu'à plus encore ma faveur le destine.
Je veux qu'aujourd'hui même il puisse plus que moi :
J'en ai fait un marquis, je veux qu'il fasse un roi.
S'il a tant de valeur que vous-mêmes le dites,
Il sait quelle est la vôtre, et connaît vos mérites,
Et jugera de vous avec plus de raison
Que moi, qui n'en connais que la race et le nom.
Marquis, prenez ma bague, et la donnez pour marque
Au plus digne des trois, que j'en fasse un monarque.
Je vous laisse y penser tout ce reste du jour.
Rivaux, ambitieux, faites-lui votre cour :
Qui me rapportera l'anneau que je lui donne
Recevra sur-le-champ ma main et ma couronne.
Allons, reines, allons, et laissons-les juger
De quel côté l'amour avait su m'engager.