ACTE IV - Scène 5


CARLOS
Madame, commandez qu'on me laisse en repos,
Qu'on ne confonde plus Dom Sanche avec Carlos ;
C'est faire au nom d'un prince une trop longue injure :
Je ne veux que celui de votre créature ;
Et si le sort jaloux, qui semble me flatter,
Veut m'élever plus haut pour m'en précipiter,
Souffrez qu'en m'éloignant je dérobe ma tête
À l'indigne revers que sa fureur m'apprête.
Je le vois de trop loin pour l'attendre en ce lieu ;
Souffrez que je l'évite en vous disant adieu ;
Souffrez…

DONA ISABELLE
Quoi ? Ce grand cœur redoute une couronne !
Quand on le croit monarque, il frémit, il s'étonne !
Il veut fuir cette gloire, et se laisse alarmer
De ce que sa vertu force d'en présumer !

CARLOS
Ah ! Vous ne voyez pas que cette erreur commune
N'est qu'une trahison de ma bonne fortune ;
Que déjà mes secrets sont à demi trahis.
Je lui cachais en vain ma race et mon pays ;
En vain sous un faux nom je me faisais connaître,
Pour lui faire oublier ce qu'elle m'a fait naître ;
Elle a déjà trouvé mon pays et mon nom.
Je suis Sanche, madame, et né dans l'Aragon ;
Et je crois déjà voir sa malice funeste
Détruire votre ouvrage en découvrant le reste,
Et faire voir ici, par un honteux effet,
Quel comte et quel marquis votre faveur a fait.

DONA ISABELLE
Pourrais-je alors manquer de force ou de courage
Pour empêcher le sort d'abattre mon ouvrage ?
Ne me dérobez point ce qu'il ne peut ternir ;
Et la main qui l'a fait saura le soutenir.
Mais vous vous en formez une vaine menace
Pour faire un beau prétexte à l'amour qui vous chasse.
Je ne demande plus d'où partait ce dédain,
Quand j'ai voulu vous faire un hymen de ma main.
Allez dans l'Aragon suivre votre princesse,
Mais allez-y du moins sans feindre une faiblesse ;
Et puisque ce grand cœur s'attache à ses appas,
Montrez, en la suivant, que vous ne fuyez pas.

CARLOS
Ah ! Madame, plutôt apprenez tous mes crimes ;
Ma tête est à vos pieds, s'il vous faut des victimes.
Tout chétif que je suis, je dois vous avouer
Qu'en me plaignant du sort j'ai de quoi m'en louer :
S'il m'a fait en naissant quelque désavantage,
Il m'a donné d'un roi le nom et le courage ;
Et depuis que mon cœur est capable d'aimer,
À moins que d'une reine, il n'a pu s'enflammer :
Voilà mon premier crime, et je ne puis vous dire
Qui m'a fait infidèle, ou vous, ou Dona Elvire ;
Mais je sais que ce cœur, des deux parts engagé,
Se donnant à vous deux, ne s'est point partagé,
Toujours prêt d'embrasser son service et le vôtre,
Toujours prêt à mourir et pour l'une et pour l'autre.
Pour n'en adorer qu'une, il eût fallu choisir ;
Et ce choix eût été du moins quelque désir,
Quelque espoir outrageux d'être mieux reçu d'elle,
Et j'ai cru moins de crime à paraître infidèle.
Qui n'a rien à prétendre en peut bien aimer deux,
Et perdre en plus d'un lieu des soupirs et des vœux :
Voilà mon second crime ; et quoique ma souffrance
Jamais à ce beau feu n'ait permis d'espérance,
Je ne puis, sans mourir d'un désespoir jaloux,
Voir dans les bras d'un autre, ou Dona Elvire, ou vous.
Voyant que votre choix m'apprêtait ce martyre,
Je voulais m'y soustraire en suivant Dona Elvire,
Et languir auprès d'elle, attendant que le sort
Par un semblable hymen m'eût envoyé la mort.
Depuis, l'occasion que vous-même avez faite,
M'a fait quitter le soin d'une telle retraite.
Ce trouble a quelque temps amusé ma douleur ;
J'ai cru par ces combats reculer mon malheur.
Le coup de votre perte est devenu moins rude,
Lorsque j'en ai vu l'heure en quelque incertitude,
Et que j'ai pu me faire une si douce loi
Que ma mort vous donnât un plus vaillant que moi.
Mais je n'ai plus, madame, aucun combat à faire.
Je vois pour vous Dom Sanche un époux nécessaire ;
Car ce n'est point l'amour qui fait l'hymen des rois :
Les raisons de l'état règlent toujours leur choix ;
Leur sévère grandeur jamais ne se ravale,
Ayant devant les yeux un prince qui l'égale ;
Et puisque le saint nœud qui le fait votre époux
Arrête comme sœur Dona Elvire avec vous,
Que je ne puis la voir sans voir ce qui me tue,
Permettez que j'évite une fatale vue,
Et que je porte ailleurs les criminels soupirs
D'un reste malheureux de tant de déplaisirs.

DONA ISABELLE
Vous m'en dites assez pour mériter ma haine,
Si je laissais agir les sentiments de reine ;
Par un trouble secret je les sens confondus ;
Partez, je le consens, et ne les troublez plus.
Mais non : pour fuir Dom Sanche, attendez qu'on le voie ;
Ce bruit peut être faux, et me rendre ma joie.
Que dis-je ? Allez, marquis, j'y consens de nouveau ;
Mais avant que partir donnez-lui mon anneau ;
Si ce n'est toutefois une faveur trop grande
Que pour tant de faveurs une reine demande.

CARLOS
Vous voulez que je meure, et je dois obéir,
Dût cette obéissance à mon sort me trahir :
Je recevrai pour grâce un si juste supplice,
S'il en rompt la menace et prévient la malice,
Et souffre que Carlos, en donnant cet anneau,
Emporte ce faux nom et sa gloire au tombeau.
C'est l'unique bonheur où ce coupable aspire.

DONA ISABELLE
Que n'êtes-vous Dom Sanche ! Ah ciel ! Qu'osai-je dire ?
Adieu : ne croyez pas ce soupir indiscret.

CARLOS
Il m'en a dit assez pour mourir sans regret.

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