ACTE III - Scène 5
DONA ISABELLE
Blanche, j'ai perdu temps.
BLANCHE
Je l'ai perdu de même.
DONA ISABELLE
Les comtes à ce prix fuient le diadème.
BLANCHE
Et Carlos ne veut point de fortune à ce prix.
DONA ISABELLE
Rend-il haine pour haine, et mépris pour mépris ?
BLANCHE
Non, madame ; au contraire, il estime ces dames
Dignes des plus grands cœurs et des plus belles flammes.
DONA ISABELLE
Et qui l'empêche donc d'aimer et de choisir ?
BLANCHE
Quelque secret obstacle arrête son désir.
Tout le bien qu'il en dit ne passe point l'estime ;
Charmantes qu'elles sont, les aimer c'est un crime.
Il ne s'excuse point sur l'inégalité ;
Il semble plutôt craindre une infidélité ;
Et ses discours obscurs, sous un confus mélange,
M'ont fait voir malgré lui comme une horreur du change,
Comme une aversion qui n'a pour fondement
Que les secrets liens d'un autre attachement.
DONA ISABELLE
Il aimerait ailleurs !
BLANCHE
Oui, si je ne m'abuse,
Il aime en lieu plus haut que n'est ce qu'il refuse ;
Et si je ne craignais votre juste courroux,
J'oserais deviner, madame, que c'est vous.
DONA ISABELLE
Ah ! Ce n'est pas pour moi qu'il est si téméraire ;
Tantôt dans ses respects j'ai trop vu le contraire :
Si l'éclat de mon sceptre avait pu le charmer,
Il ne m'aurait jamais défendu de l'aimer.
S'il aime en lieu si haut, il aime Dona Elvire ;
Il doit l'accompagner jusque dans son empire,
Et fait à mes amants ces défis généreux,
Non pas pour m'acquérir, mais pour se venger d'eux.
Je l'ai donc agrandi pour le voir disparaître,
Et qu'une reine, ingrate à l'égal de ce traître,
M'enlève, après vingt ans de refuge en ces lieux,
Ce qu'avait mon état de plus doux à mes yeux !
Non, j'ai pris trop de soin de conserver sa vie.
Qu'il combatte, qu'il meure, et j'en serai ravie.
Je saurai par sa mort à quels vœux m'engager,
Et j'aimerai des trois qui m'en saura venger.
BLANCHE
Que vous peut offenser sa flamme ou sa retraite,
Puisque vous n'aspirez qu'à vous en voir défaite ?
Je ne sais pas s'il aime ou Dona Elvire ou vous,
Mais je ne comprends point ce mouvement jaloux.
DONA ISABELLE
Tu ne le comprends point ! Et c'est ce qui m'étonne :
Je veux donner son cœur, non que son cœur le donne ;
Je veux que son respect l'empêche de m'aimer,
Non des flammes qu'une autre a su mieux allumer ;
Je veux bien plus : qu'il m'aime, et qu'un juste silence
fasse à des feux pareils pareille violence ;
Que l'inégalité lui donne même ennui ;
Qu'il souffre autant pour moi que je souffre pour lui ;
Que par le seul dessein d'affermir sa fortune,
Et non point par amour, il se donne à quelqu'une ;
Que par mon ordre seul il s'y laisse obliger ;
Que ce soit m'obéir, et non me négliger ;
Et que voyant ma flamme à l'honorer trop prompte,
Il m'ôte de péril sans me faire de honte.
Car enfin il l'a vue, et la connaît trop bien ;
Mais il aspire au trône, et ce n'est pas au mien ;
Il me préfère une autre, et cette préférence
forme de son respect la trompeuse apparence :
faux respect qui me brave, et veut régner sans moi !
BLANCHE
Pour aimer Dona Elvire, il n'est pas encore roi.
DONA ISABELLE
Elle est reine, et peut tout sur l'esprit de sa mère.
BLANCHE
Si ce n'est un faux bruit, le ciel lui rend un frère.
Don Sanche n'est point mort, et vient ici, dit-on,
Avec les députés qu'on attend d'Aragon :
C'est ce qu'en arrivant leurs gens ont fait entendre.
DONA ISABELLE
Blanche, s'il est ainsi, que d'heur j'en dois attendre !
L'injustice du ciel, faute d'autres objets,
Me forçait d'abaisser mes yeux sur mes sujets,
Ne voyant point de prince égal à ma naissance,
Qui ne fût sous l'hymen, ou More, ou dans l'enfance ;
Mais s'il lui rend un frère, il m'envoie un époux.
Comtes, je n'ai plus d'yeux pour Carlos ni pour vous ;
Et devenant par là reine de ma rivale,
J'aurai droit d'empêcher qu'elle ne se ravale,
Et ne souffrirai pas qu'elle ait plus de bonheur
Que ne m'en ont permis ces tristes lois d'honneur.
BLANCHE
La belle occasion que votre jalousie,
Douteuse encore qu'elle est, a promptement saisie !
DONA ISABELLE
Allons l'examiner, Blanche, et tâchons de voir
Quelle juste espérance on peut en concevoir.