ACTE PREMIER - Scène III



(ADÈLE OLIVIER DELAUNAY, puis ANTONY.)

OLIVIER
Rassurez-vous, madame ; l'accident, quoique grave, n'est point dangereux.

ADÈLE
Dites-vous vrai ?

OLIVIER
Je réponds du blessé… Vous en rapportez-vous à ma parole ?… Mais vous-même, la frayeur, le saisissement…

ADÈLE
Est-il revenu à lui ?

OLIVIER
Pas encore. Mais votre pâleur ?…

ADÈLE
Pourquoi donc l'avez-vous quitté ?…

OLIVIER
Un de mes amis est près de lui… On m'a dit que vous désiriez avoir des nouvelles sûres… Puis j'ai pensé que vous aviez peut-être besoin…

ADÈLE
Moi !… moi !… il s'agit bien de moi… Mais qu'a-t-il enfin ?… Qu'avez vous fait ?

OLIVIER
Les termes scientifiques vous effraieront peut-être ?

ADÈLE
Oh ! non, non pourvu que je sache !… Vous comprenez ; il m'a sauvé la vie… c'est tout simple…

OLIVIER (avec quelque étonnement.)
Oui, sans doute, madame… Eh bien ! le timon, en l'atteignant, a causé une forte contusion au côté droit de la poitrine. La violence du coup a amené l'évanouissement ; j'ai opéré à l'instant une saignée abondante… et maintenant du repos et de la tranquillité feront le reste… Mais il ne pouvait rester dans le vestibule, entouré de domestiques, de curieux ; j'ai donné en votre nom l'ordre qu'on le transportât ici.

ADÈLE
Ici !… Était-il donc trop faible pour être conduit chez lui ?…

OLIVIER
Il n'y aurait eu à cela aucun inconvénient, à moins que l'appareil ne se dérangeât ; mais j'ai pensé qu'une reconnaissance, que vous paraissez si bien sentir, avait besoin de lui être exprimée…

ADÈLE
Oui, certes. — (Bas.)
Et s'il allait parler, si mon nom prononcé par lui… — (Haut.)
Oui, oui, sans doute, vous avez bien fait… Mais il faut qu'il soit seul, n'est-ce pas… tout à fait seul quand il ouvrira les yeux ? Vous-même passerez dans une autre chambre, car la vue d'un étranger…

OLIVIER
Mais cependant…

ADÈLE
Eh ! vous avez dit que la moindre émotion lui serait funeste… vous l'avez dit, ou du moins je le crois, n'est-ce pas ?

OLIVIER (la regardant.)
Oui, madame… je l'ai dit… c'est nécessaire… mais cette précaution n'est pas pour moi… pour moi médecin.

ADÈLE
Le voilà… Écoutez, je vous prie… dites qu'il a besoin d'être seul… que c'est vous qui ordonnez que personne ne reste près de lui. — (Clara entre avec des domestiques portant Antony.)
Déposez-le sur ce sofa… Clara, M. Olivier dit qu'il faut laisser le malade seul… que nous devons sortir tous… Vous voyez, docteur, que je donne l'exemple… Clara, tu tiendras compagnie à M. Olivier ; moi je vais donner quelques ordres… Clara. — (Adèle sort.)

OLIVIER (à Clara.)
Pardon, je m'assurais… Le pouls recommence à battre ;… me voici. — (Ils sortent.)
(Antony reste seul un instant, puis une petite porte se rouvre, et Adèle entre avec précaution.)

ADÈLE
Il est seul enfin… Antony… Voilà donc comme je devais le revoir… pâle, mourant… La dernière fois que je le vis… il était aussi près de moi… plein d'existence, calculant pour tous deux un même avenir… Quinze jours d'absence, disait-il, et une réunion éternelle… et en partant il pressait ma main sur son cœur… Vois comme il bat, disait-il ; eh bien ! c'est de joie, c'est d'espérance. Il part, et trois ans, minute par minute, jour par jour, s'écoulent lentement séparés… Il est là près de moi… comme il y était alors… c'est bien lui… c'est bien moi… rien n'est changé en apparence, seulement son cœur bat à peine, et notre amour est un crime, Antony !…
(Elle laisse tomber sa tête entre ses mains : Antony rouvre les yeux, voit une femme, la regarde fixement et rassemble ses idées.)

ANTONY
Adèle ?…

ADÈLE (laissant tomber ses mains.)
Ah !

ANTONY
Adèle !
(Il fait un mouvement pour se lever.)

ADÈLE
Oh ! restez, restez… vous êtes blessé, et le moindre mouvement, la moindre tentative…

ANTONY
Ah ! oui, je le sens ; en revenant à moi, en vous retrouvant près de moi, j'ai cru vous avoir quittée hier, et vous revoir aujourd'hui. Qu'ai-je donc fait des trois ans qui se sont passés ? trois ans, et pas un souvenir !

ADÈLE
Oh ! ne parlez pas.

ANTONY
Je me rappelle maintenant, je vous ai revue pâle, effrayée… J'ai entendu vos cris, une voiture, des chevaux… je me suis jeté au-devant… Puis tout a disparu dans un nuage de sang, et j'ai espéré être tué…

ADÈLE
Vous n'êtes que peu dangereusement blessé, monsieur, et bientôt, j'espère…

ANTONY
Monsieur… Oh ! malheur à moi, car ma mémoire revient… Monsieur… eh bien, moi aussi, je dirai madame ; je désapprendrai le nom d'Adèle pour celui de d'Hervey… madame d'Hervey, et que le malheur d'une vie tout entière soit dans ces deux mots…

ADÈLE
Vous avez besoin de soins, Antony et je vais appeler.

ANTONY
Antony, c'est mon nom à moi… toujours le même… Mille souvenirs de bonheur sont dans ce nom… Mais madame d'Hervey !…

ADÈLE
Antony…

ANTONY
Oh ! redis mon nom ainsi, encore… et j'oublierai tout… Oh ! ne t'éloigne pas, mon Dieu !… reviens, reviens, que je te revoie… je ne vous tutoierai plus, je vous appellerai madame… Venez, venez, je vous supplie ; oui, c'est bien vous, toujours belle… calme… comme si pour vous seule la vie n'avait pas de souvenirs amers… Vous êtes donc heureuse, madame !…

ADÈLE
Oui, heureuse…

ANTONY
Moi aussi, Adèle, je suis heureux !…

ADÈLE
Vous !…

ANTONY
Pourquoi pas ?… douter, voilà le malheur ; mais lorsqu'on n'a plus rien à espérer ou à craindre de la vie, que notre jugement est prononcé ici-bas comme celui d'un damné… le cœur cesse de saigner… il s'engourdit dans sa douleur… et le désespoir a aussi son calme, qui, vu par les gens heureux, ressemble au bonheur… Et puis, malheur… bonheur… désespoir, ne sont-ce pas de vains mots, un assemblage de lettres qui représente une idée dans notre imagination, et pas ailleurs… que le temps détruit et recompose pour en former d'autres… Qui donc, en me regardant, en me voyant vous sourire comme je vous souris en ce moment, oserait dire : Antony n'est pas heureux !…

ADÈLE
Laissez-moi…

ANTONY (poursuivant son idée.)
Car, voilà les hommes… que j'aille au milieu d'eux, qu'écrasé de douleurs, je tombe sur une place publique, que je découvre à leurs yeux béants et avides la blessure de ma poitrine et les cicatrices de mon bras, ils diront : Oh ! le malheureux, il souffre ; car là, pour leurs yeux vulgaires, tout sera visible, sang et blessures… et ils s'approcheront… et par pitié pour une souffrance qui, demain, peut être la leur, ils me secourront… mais que, trahi dans mes espérances les plus divines… blasphémant Dieu, l'âme déchirée et le cœur saignant, j'aille me rouler au milieu de leur foule, en leur disant : Oh ! mes amis, pitié pour moi, pitié ! je souffre bien… je suis bien malheureux !… ils diront : C'est un fou, un insensé ; et ils passeront en riant…

ADÈLE (essayant de dégager sa main.)
Permettez…

ANTONY
Et c'est pour cela que Dieu a voulu que l'homme ne pût pas cacher le sang de son corps sous ses vêtements, mais a permis qu'il cachât les blessures de son âme sous un sourire. — (Lui écartant les mains.)
Regarde-moi en face, Adèle… Nous sommes heureux, n'est-ce pas ?…

ADÈLE
Oh ! Calmez-vous ; agité comme vous l'êtes, comment vous transporter chez vous ?…

ANTONY
Chez moi me transporter !… vous allez donc… Ah ! oui, je comprends…

ADÈLE
Vous ne pouvez rester ici dès lors que votre état n'offre plus aucune inquiétude ; tous mes amis, qui vous connaissent, savent que vous m'avez aimée… et pour moi-même…

ANTONY
Oh ! dites pour le monde… madame !… Il faudrait donc que je fusse mourant pour que je restasse ici… ce serait dans les convulsions de l'agonie seulement que ma main pourrait serrer la vôtre. Ah ! mon Dieu ! Adèle, Adèle !

ADÈLE
Oh ! non ; si le moindre danger existait, si le médecin n'avait pas répondu de vous, oui, je risquerais ma réputation, qui n'est plus à moi, pour vous garder… j'aurais une excuse aux yeux de ce monde… mais…

ANTONY (déchirant l'appareil de sa blessure et de sa saignée.)
Une excuse, ne faut-il que cela ?

ADÈLE
Dieu ! Oh ! le malheureux ! il a déchiré l'appareil… Du sang ! mon Dieu ! du sang ! (Elle sonne.)
Au secours !… Ce sang ne s'arrêtera-t-il pas ?… il pâlit… ses yeux se ferment…

ANTONY (retombant presque évanoui sur le sofa.)
Et maintenant je resterai, n'est-ce pas ?…

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