ACTE QUATRIÈME - Scène VI



(Les mêmes, ANTONY)

ADÈLE (pour cacher son trouble, s'adresse vivement à Eugène.)
Et vous achevez sans doute quelque chose, monsieur ?

EUGÈNE
Oui, madame.

MADAME DE CAMPS
Toujours du moyen âge ?

EUGÈNE
Toujours.

ADÈLE
Mais pourquoi ne pas attaquer un sujet au milieu de notre société moderne ?

LA VICOMTESSE
C'est ce que je lui répète à chaque instant ; faites de l'actualité. N'est-ce pas qu'on s'intéresse bien plus à des personnages de notre époque, habillés comme nous, parlant la même langue ?

LE BARON DE MARSANNE
Oh ! c'est qu'il est plus facile de prendre dans les chroniques que dans son imagination… on y trouve les pièces à peu près faites…

FRÉDÉRIC
Oui, à peu près.

LE BARON DE MARSANNE
Dam ! voyez plutôt ce que le Constitutionnel disait à propos de…

EUGÈNE (sans l'écouter.)
Plusieurs causes, beaucoup trop longues à développer, m'empêchent de le faire.

LA VICOMTESSE
Déduisez vos raisons, et nous serons vos juges.

EUGÈNE
Oh ! mesdames, permettez-moi de vous dire que ce serait un cours beaucoup trop sérieux pour un auditoire en robe de bal et en parure de fête.

MADAME DE CAMPS
Mais point du tout, vous voyez qu'on ne danse pas encore… et puis nous nous occupons toutes de littérature ; n'est-ce pas, vicomtesse ?

LE BARON DE MARSANNE
De la patience, mesdames, monsieur consignera toutes ses idées dans la préface de son premier ouvrage.

LA VICOMTESSE
Est-ce que vous faites une préface ?

LE BARON DE MARSANNE
Les romantiques font tous des préfaces… le Constitutionnel les plaisantait l'autre jour là-dessus avec une grâce…

ADÈLE
Vous le voyez, monsieur, vous avez usé à vous défendre un temps qui aurait suffi à développer tout un système.

EUGÈNE
Et vous aussi, madame ! faites-y attention… vous l'exigez, je ne suis plus responsable de l'ennui… Voici mes motifs : La comédie est la peinture des mœurs, le drame celle des passions. La révolution, en passant sur notre France, a rendu les hommes égaux, confondu les rangs, généralisé les costumes. Rien n'indique la profession, nul cercle ne renferme telles mœurs ou telles habitudes ; tout est fondu ensemble, les nuances ont remplacé les couleurs, et il faut des couleurs et non des nuances au peintre qui veut faire un tableau.

ADÈLE
C'est juste.

LE BARON DE MARSANNE
Cependant, monsieur, le Constitutionnel…

EUGÈNE (sans écouter.)
Je disais donc que la comédie de mœurs devenait de cette manière, sinon impossible, du moins très-difficile à exécuter. Reste le drame de passion, et ici une autre difficulté se présente. L'histoire nous lègue des faits, ils nous appartiennent par droit d'héritage, ils sont incontestables, ils sont au poëte : il exhume les hommes d'autrefois, les revêt de leurs costumes, les agite de leurs passions, qu'il augmente ou diminue selon le point où il veut porter le dramatique. Mais que nous essayions, nous, au milieu de notre société moderne, sous notre frac gauche et écourté, de montrer à nu le cœur de l'homme… on ne le reconnaîtra pas… la ressemblance entre le héros et le parterre sera trop grande, l'analogie trop intime ; le spectateur qui suivra chez l'acteur le développement de la passion voudra l'arrêter là où elle se serait arrêtée chez lui ; si elle dépasse sa faculté de sentir et d'exprimer à lui… il ne la comprendra plus, il dira : C'est faux, moi je n'éprouve pas ainsi ; quand la femme que j'aime me trompe, je souffre sans doute… oui… quelque temps… mais je ne la poignarde ni ne meurs, et la preuve, c'est que me voilà. Puis les cris de l'exagération, au mélodrame, qui couvrent les applaudissements de ces quelques hommes qui, plus heureusement ou plus malheureusement organisés que les autres, sentent que les passions sont les mêmes au quinzième qu'au dix-neuvième siècle, et que le cœur bat d'un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous un corselet d'acier.

ADÈLE
Eh bien ! monsieur, l'approbation de ces quelques hommes vous dédommagerait amplement de la froideur des autres.

MADAME DE CAMPS
Puis, s'ils doutaient, vous pourriez leur donner la preuve que ces passions existent véritablement dans la société. Il y a encore des amours profondes qu'une absence de trois ans ne peut éteindre, des chevaliers mystérieux qui sauvent la vie à la dame de leurs pensées, des femmes vertueuses qui fuient leur amant, et, comme le mélange du naturel et du sublime est à la mode… des scènes qui n'en sont que plus dramatiques pour s'être passées dans une chambre d'auberge… je peindrais une de ces femmes…

ANTONY (qui n'a rien dit pendant toute la discussion littéraire,mais dont le visage s'est progressivement animé, s'avance lentement, et s'appuie sur le dos du fauteuil de Madame de Camps.)
Madame, auriez-vous par hasard ici un frère ou un mari ?

MADAME DE CAMPS (étonnée.)
Que vous importe, monsieur ?

ANTONY
Je veux le savoir, moi !

MADAME DE CAMPS
Non !

ANTONY
Eh bien ! alors, honte au lieu de sang. (À Eugène.)
Oui, madame a raison, monsieur ! et, puisqu'elle s'est chargée de vous tracer le fond du sujet, je me chargerai, moi, de vous indiquer les détails… Oui, je prendrais cette femme innocente et pure entre toutes les femmes, je montrerais son cœur aimant et candide, méconnu par cette société fausse, au cœur usé et corrompu ; je mettrais en opposition avec elle une de ces femmes dont toute la moralité serait l'adresse ; qui ne fuirait pas le danger, parce qu'elle s'est depuis longtemps familiarisée avec lui ; qui abuserait de sa faiblesse de femme pour tuer lâchement une réputation de femme, comme un spadassin abuse de sa force pour tuer une existence d'homme ; je prouverais enfin que la première des deux qui sera compromise sera la femme honnête, et cela, non point à défaut de vertu… mais d'habitude… puis, à la face de la société, je demanderais justice entre elles ici-bas, en attendant que Dieu la leur rendît là-haut. — (Silence d'un instant.)
Allons, mesdames, c'est assez longtemps causer littérature ; la musique vous appelle, en place pour la contredanse.

EUGÈNE (présentant vivement la main à Adèle.)
Madame, aurai-je l'honneur… ?

ADÈLE
Je vous rends grâce, monsieur, je ne danserai pas.
(Antony prend la main d'Eugène et la lui serre.)

MADAME DE CAMPS
Adieu, chère vicomtesse.

LA VICOMTESSE
Comment, vous vous en allez ?

MADAME DE CAMPS (s'éloignant.)
Je ne resterai certes pas après la scène affreuse…

LA VICOMTESSE (s'éloignant avec elle.)
Vous l'avez un peu provoquée, convenez-en.
(Adèle reste seule, Antony la regarde pour savoir s'il doit rester ou sortir ; Adèle lui fait signe de s'éloigner.)

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