ACTE QUATRIÈME - Scène VIII



(ANTONY ADÈLE, sans le voir.)

ANTONY ( regardant s'éloigner la vicomtesse.)
Elle est bonne cette femme ! — (Il revient lentement se placer devant Adèle sans être aperçu. Avec angoisse.)
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

ADÈLE ( avec douceur et relevant la tête.)
Je ne vous en veux pas, Antony.

ANTONY
Oh ! vous êtes un ange.

ADÈLE
Je vous l'avais bien dit qu'on ne pouvait rien cacher à ce monde qui nous entoure de tous ses liens, nous épie de tous ses yeux… Vous avez désiré que je vinsse, je suis venue.

ANTONY
Oui, et vous avez été insultée lâchement !… insultée, et moi j'étais là, et je ne pouvais rien pour vous, c'était une femme qui parlait… Dix années de ma vie, dussent-elles passer avec vous, et je les aurais données pour que ce fût un homme qui dit ce qu'elle a dit.

ADÈLE
Mais je ne lui ai rien fait à cette femme.

ANTONY
Elle s'est du moins rendu justice en se retirant.

ADÈLE
Oui, mais ses paroles empoisonnées étaient déjà entrées dans mon cœur et dans celui des personnes qui se trouvaient là… Vous, vous n'entendez d'ici que le fracas de la musique et le froissement du parquet… moi, au milieu de tout cela, j'entends bruire mon nom, mon nom cent fois répété, mon nom qui est celui d'un autre, qui me l'a donné pur, et que je lui rends souillé… Il me semble que toutes ces paroles qui bourdonnent ne sont qu'une seule phrase répétée par cent voix… C'est sa maîtresse !

ANTONY
Mon amie… mon Adèle !

ADÈLE
Puis, quand je rentrerai… car je ne puis rester toujours ici, ils se parleront bas… leurs yeux dévoreront ma rougeur… ils verront la trace de mes larmes… et ils diront : Ah ! elle a pleuré… mais il la consolera, lui, c'est sa maîtresse.

ANTONY
Ah !

ADÈLE
Les femmes s'éloigneront de moi, les mères diront à leurs filles… : Vois-tu cette femme ?… elle avait un mari honorable… qui l'aimait, qui la rendait heureuse… rien ne peut excuser sa faute… c'est une femme qu'il ne faut pas voir, une femme perdue ; c'est sa maîtresse !

ANTONY
Oh ! tais-toi, tais-toi ! Et, parmi toutes ces femmes, quelle femme est plus pure et plus innocente que toi ?… Tu as fui… c'est moi qui t'ai poursuivie ; j'ai été sans pitié à tes larmes, sans remords à tes gémissements ; c'est moi qui t'ai perdue, moi qui suis un misérable, un lâche ; je t'ai déshonorée, et je ne puis rien réparer… Dis-moi, que faut-il faire pour toi ?… Y a-t-il des paroles qui consolent ? demande ma vie, mon sang… par grâce, que veux-tu, qu'ordonnes-tu ?…

ADÈLE
Rien… Vois-tu, il m'est passé là souvent une idée affreuse… c'est que peut-être une fois, une seule fois, tu as pu te dire dans ton cœur : Elle m'a cédé, donc elle pouvait céder à un autre.

ANTONY
Que je meure si cela est !

ADÈLE
C'est qu'alors pour toi aussi je serais une femme perdue… toi aussi tu dirais : C'est ma maîtresse !

ANTONY
Oh ! non, non… tu es mon âme, ma vie, mon amour.

ADÈLE
Dis-moi, Antony, si demain j'étais libre, m'épouserais-tu toujours ?

ANTONY
Oh ! sur Dieu et l'honneur… oui.

ADÈLE
Sans crainte… sans hésitation ?

ANTONY
Avec ivresse.

ADÈLE
Merci ! il me reste donc Dieu et toi, que m'importe le monde ?… Dieu et toi savez qu'une femme ne pouvait résister à tant d'amour… Ces femmes si vaines, si fières, eussent succombé comme moi… si mon Antony les eût aimées ; mais il ne les eût pas aimées, n'est-ce pas ?…

ANTONY
Oh ! non, non…

ADÈLE
Car quelle femme pourrait résister à mon Antony ? Ah !… tout ce que j'ai dit est folie… je veux être heureuse encore, j'oublierai tout pour ne me souvenir que de toi… Que m'importe ce que le monde dira ? je ne verrai plus personne, je m'isolerai avec notre amour, tu resteras près de moi ; tu me répéteras à chaque instant que tu m'aimes, que tu es heureux, que nous le sommes ; je te croirai, car je crois en ta voix, en tout ce que tu me dis ; quand tu parles, tout en moi se tait pour écouter, mon cœur n'est plus serré, mon front n'est plus brûlant, mes larmes s'arrêtent, mes remords s'endorment… j'oublie…

ANTONY
Non, je ne te quitterai plus, je prends tout sur moi, et que Dieu m'en punisse, oui, nous serons heureux encore… calme-toi.

ADÈLE (dans les bras d'Antony.)
Je suis heureuse !… — (La porte du salon s'ouvre, la vicomtesse parait.)
Marie ! — (Adèle jette un cri et se sauve par la porte de côté.)

ANTONY
Malédiction !

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