ACTE QUATRIÈME - Scène VII



(ADÈLE puis LA VICOMTESSE.)

ADÈLE
Ah ! pourquoi suis-je venue, mon Dieu ! je doutais encore… tout est donc connu ! tout, non pas, mais bientôt tout… perdue, perdue à jamais. Que faire ? Sortir… tous les yeux se fixeront sur moi… rester… toutes les voix crieront à l'impudence. J'ai pourtant bien souffert depuis trois mois ! c'aurait dû être une expiation.

LA VICOMTESSE ( entrant.)
Eh bien !… ah ! je vous cherchais, Adèle !

ADÈLE
Que vous êtes bonne !

LA VICOMTESSE
Et vous, que vous êtes folle ! Bon Dieu ! je crois que vous pleurez ?…

ADÈLE
Oh ! pensez-vous que ce soit sans motif ?

LA VICOMTESSE
Pour un mot ?

ADÈLE
Un mot qui tue.

LA VICOMTESSE
Mais cette femme perdrait vingt réputations par jour si on la croyait.

ADÈLE (se levant vivement.)
On ne la croira point, n'est-ce pas ? Tu ne la crois pas, toi ? merci ! merci !

LA VICOMTESSE
Mais vous-même, chère Adèle, il faudrait savoir aussi commander un peu à votre visage.

ADÈLE
Comment et pourquoi l'aurais-je appris ? Oh ! je ne le sais pas, je ne le saurai jamais.

LA VICOMTESSE
Mais si, enfant, je disais comme vous… au milieu de ce monde on entend une foule de choses qui doivent glisser sans atteindre, ou, si elles atteignent, eh bien ! un regard calme, un sourire indifférent…

ADÈLE
Oh ! voilà qui est affreux, Marie ; c'est que vous-même pensiez déjà ceci de moi, qu'un jour viendra où j'accueillerai l'injure, où je ne reculerai pas devant le mépris, où je verrai devant moi, avec un regard calme, un sourire indifférent, ma réputation de femme et de mère, comme un jouet d'enfant, passer entre des mains qui la briseront. Oh ! mon cœur ! mon cœur ! plutôt qu'on le torture ! qu'on le déchire, et je resterai calme, indifférente ; mais ma réputation, mon Dieu !… Marie, vous savez si jusqu'à présent elle était pure, si une voix dans le monde avait osé lui porter atteinte.

LA VICOMTESSE
Eh bien ! mais voilà justement ce qu'elles ne vous pardonneront pas, voilà ce qu'à tort ou à raison il faut que la femme expie un jour… Mais que vous importe, si votre conscience vous reste ?

ADÈLE
Oui, si la conscience reste.

LA VICOMTESSE
Si en rentrant chez vous, seule avec vous-même, vous pouvez en souriant vous regarder dans votre glace et dire : Calomnie !… Si vos amis continuent à vous voir !

ADÈLE
Par égard pour mon rang, pour ma position sociale.

LA VICOMTESSE
S'ils vous tendent la main, vous embrassent… voyons…
(Elle l'embrasse.)

ADÈLE
Par pitié, peut-être… par pitié ; et c'est une femme qui, en se jouant, le sourire sur les lèvres, laisse tomber sur une autre femme un mot qui déshonore, l'accompagne d'un regard doux et affectueux pour savoir s'il entrera bien au cœur, et si le sang rejaillira… infamie… Mais je ne lui ai rien fait à cette femme ?

LA VICOMTESSE
Adèle !

ADÈLE
Elle va aller répéter cela partout… elle dira que je n'ai point osé la regarder en face, et qu'elle m'a fait rougir et pleurer… Oh ! cette fois, elle dira vrai, car je rougis et je pleure.

LA VICOMTESSE
Oh ! mon Dieu ! calmez-vous ; et moi qui suis obligée de vous quitter.

ADÈLE
Oui, votre absence attristerait le bal ; allez, Marie, allez.

LA VICOMTESSE
J'avais promis à Eugène de danser avec lui la première contredanse… mais avec lui je ne me gêne pas, la seconde commence. Écoutez, chère Adèle, mon amie, vous ne pouvez entrer maintenant ; remettez-vous, et je reviendrai tout à l'heure vous chercher. Puis, après tout, songez que, tout le monde vous abandonnât-il, il vous restera toujours une bonne amie, un peu folle, mais au cœur franc, qui sait qu'elle vaut cent fois moins que vous, mais qui ne vous en aime que cent fois davantage. Allons, embrassez-moi, essuyez vos beaux yeux gonflés de larmes, et revenez vite faire mourir toutes ces femmes de jalousie… Au revoir… Je vais veiller à ce qu'on ne vienne pas vous troubler.
(Elle sort, Antony est entré, pendant ces derniers mots de la vicomtesse, par la porte de côté, et s'est tenu au fond.)

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