ACTE PREMIER - Scène II



(ADÈLE. CLARA.)

ADÈLE (se rasseyant.)
Sais-tu pourquoi la vicomtesse ne parle plus que de médecine ?

CLARA
Sais-tu pourquoi, il y a un an, la vicomtesse ne parlait que de guerre ?

ADÈLE
Méchante !

CLARA
Oui, le colonel Armand est parti, il y a un an, pour la guerre d'Alger. M. le docteur Olivier Delaunay a été présenté en son absence à La vicomtesse. La guerre et la médecine se donnent la main. Et tu sais que notre chère vicomtesse est le reflet exact de la personne qui a eu le bonheur de lui plaire. Dans trois mois vienne un jeune et bel avocat, et elle donnera des consultations, comme elle traçait des plans de bataille, comme elle vient de te prescrire un régime.

ADÈLE
Et qui vous a conté tout cela, belle provinciale arrivée depuis quinze jours ?

CLARA
Est-ce que je ne la connaissais pas avant de quitter Paris ; et puis Madame de Camps est venue hier pendant que tu n'y étais pas, elle m'a fait la biographie de La vicomtesse.

ADÈLE
Oh ! que je suis aise de ne pas m'être trouvée chez moi ! Cette femme me fait mal avec ses éternelles calomnies.

CLARA (à un domestique qui entre.)
Qu'y a-t-il ?

LE DOMESTIQUE
Une lettre.

CLARA (la prenant.)
Pour moi, ou pour ma sœur ?

LE DOMESTIQUE
Pour madame la baronne.

ADÈLE
Donne… C'est sans doute de mon mari.
(Le domestique sort.)

CLARA (la lui remettant.)
Ce n'est point son écriture ; d'ailleurs elle est timbrée de Paris, et le colonel est à Strasbourg.

ADÈLE (regardant le cachet, puis l'écriture.)
Dieu !

CLARA
Qu'as-tu donc ?

ADÈLE
J'espérais ne revoir jamais ni ce cachet ni cette écriture.
(Elle s'assied et froisse la lettre entre ses mains.)

CLARA
Adèle… calme-toi… Tu es toute tremblante !… Et de qui est donc cette lettre ?

ADÈLE
Oh ! c'est de lui… c'est de lui…

CLARA ( cherchant.)
De lui…

ADÈLE
Voilà bien sa devise, que j'avais prise aussi pour la mienne… Adesso e sempre. "Maintenant et toujours."

CLARA
Antony !

ADÈLE
Oui, Antony de retour… et qui m'écrit… qui ose m'écrire…

CLARA
Mais c'est à titre d'ancien ami, peut-être ?

ADÈLE
Je ne crois pas à l'amitié qui suit l'amour.

CLARA
Mais rappelle-toi, Adèle, la manière dont il est parti tout à coup, aussitôt que le colonel d'Hervey te demanda en mariage, lorsqu'il pouvait s'offrir à notre père qui lui rendait justice… jeune, paraissant riche… aimé de toi… car tu l'aimais… il pouvait espérer d'obtenir la préférence… mais point du tout, il part, te demandant quinze jours seulement… le délai expire… on n'entend plus parler de lui, et trois ans se passent sans qu'on sache en quel lieu de la terre l'a conduit son caractère inquiet et aventureux… Si ce n'est une preuve d'indifférence, c'en est au moins une de légèreté.

ADÈLE
Antony n'était ni léger ni indifférent… il m'aimait autant qu'un cœur profond et fier peut aimer ; et, s'il est parti, c'est qu'il y avait sans doute, pour qu'il restât, des obstacles qu'une volonté humaine ne pouvait surmonter… Oh ! si tu l'avais suivi comme moi au milieu du monde, où il semblait étranger, parce qu'il lui était supérieur, si tu l'avais vu triste et sévère au milieu de ces jeunes fous, élégants et nuls… si, au milieu de ces regards qui le soir nous entourent, joyeux et pétillants… tu avais vu ses yeux constamment arrêtés sur toi, fixes et sombres, tu aurais deviné que l'amour qu'ils exprimaient ne se laissait pas abattre par quelques difficultés… et, lorsqu'il serait parti… tu te serais dit la première : C'est qu'il était impossible qu'il restât.

CLARA
Mais peut-être que cet amour, après trois ans d'absence…

ADÈLE
Regarde comme sa main tremblait en écrivant cette adresse…

CLARA
Oh ! moi, je suis sûre que nous n'allons retrouver qu'un ami bien dévoué… bien sincère…

ADÈLE
Eh bien ! ouvre donc cette lettre, alors… car moi, je ne l'ose pas…

CLARA (lisant.)
"Madame…" tu vois, madame…

ADÈLE (vivement.)
Il n'a jamais eu le droit de me donner un autre nom.

CLARA (lisant.)
"Madame, sera-t-il permis à un ancien ami, dont vous avez peut-être oublié jusqu'au nom, de déposer à vos pieds ses hommages respectueux ; de retour à Paris, et devant repartir bientôt, souffrez qu'usant des droits d'une ancienne connaissance, il se présente chez vous ce matin. Daignez, etc.ANTONY."

ADÈLE
Ce matin… Il est onze heures… il va venir…

CLARA
Eh bien ! je ne vois là qu'une lettre très-froide, très-mesurée…

ADÈLE
Et cette devise…

CLARA
C'était la sienne avant qu'il ne te connût, peut-être ; il l'a conservée… Mais sais-tu qu'il y a vraiment de l'amour-propre… car, qui te dit qu'il t'aime encore ?

ADÈLE (mettant la main sur son cœur.)
Je le sens là…

CLARA
Il annonce son départ…

ADÈLE
Si nous nous revoyons, il restera… Écoute, je ne veux pas le revoir, je ne le veux pas… Ce n'est point à toi, Clara, ma sœur, mon amie… à toi, qui sais que je l'ai aimé… que j'essaierai de cacher un seul sentiment de mon cœur… Oh ! non, je crois bien que je ne l'aime plus… D'Hervey est si bon, si digne d'être aimé, que je n'ai conservé aucun regret d'un autre temps… Mais il ne faut pas que je le revoie… Si je le revois… s'il me parle, s'il me regarde… Oh ! c'est qu'il y a dans ses yeux une fascination, dans sa voix un charme… Oh ! non, non. Tu allais sortir, c'est moi qui sortirai. Tu le recevras, toi, Clara ; tu lui diras que j'ai conservé pour lui tous les sentiments d'une amie… Que si le colonel d'Hervey était ici, il se ferait comme moi un vrai plaisir de le recevoir ; mais qu'en l'absence de mon mari… pour moi, ou plutôt pour le monde, je le supplie de ne pas essayer de me revoir… qu'il parte… et tout ce qu'une amie peut faire de vœux accompagnera son départ… Qu'il parte, ou, s'il reste, c'est moi qui partirai… Montre-lui ma fille ; dis-lui que je l'aime passionnément, que cette enfant est ma joie… mon bonheur… ma vie… Il te demandera si parfois j'ai parlé de lui avec toi.

CLARA
Je lui dirai la vérité… Jamais.

ADÈLE
Au contraire, dis-lui : Oui quelquefois… Si tu lui disais non, il croirait que je l'aime encore, et que je crains jusqu'à son souvenir.

CLARA
Sois tranquille… tu sais comme il m'écoutait. Je te promets d'obtenir de lui qu'il parte sans te revoir.

LE DOMESTIQUE (à Clara)
La voiture de madame est prête.

ADÈLE
C'est bien. Adieu, Clara… Cependant sois bonne avec Antony ; adoucis par des paroles d'amitié ce qu'il y a d'amer dans ce que j'exige de lui… et, s'il a pleuré, ne me le dis pas à mon retour… Adieu…

CLARA
Tu te trompes, ce chapeau est le mien.

ADÈLE
C'est juste ! n'oublie rien de ce que je t'ai dit.
(Elle sort.)

CLARA
Oh ! non. Pauvre Adèle ! je savais bien qu'elle n'était pas heureuse… Mais n'est-ce pas à tort que cette lettre l'inquiète. Enfin, mieux vaut qu'elle l'évite. (Elle va au balcon et parle à sa sœur.)
Prends bien garde, Adèle, ces chevaux m'épouvantent… À quelle heure rentreras-tu ?

ADÈLE (de la rue.)
Mais peut-être pas avant le soir.

CLARA
Bien, adieu. — (Appelant un domestique.)
Henri, défendez la porte pour tout le monde, excepté pour un étranger, M. Antony ; allez… Quel est ce bruit ? — (Dans la rue.)
Arrêtez ! arrêtez !

CLARA (allant à la fenêtre.)
La voiture… ma sœur… mon Dieu ! Oh ! oui, arrêtez, arrêtez ! Oh ! je n'y vois plus… Au nom du ciel, arrêtez ! c'est ma sœur, ma sœur ! — (Bruit et cris dans la rue. Clara jette un cri et vient retomber sur un fauteuil.)
Oh ! grâce, grâce, mon Dieu !

HENRI (rentrant.)
Madame, ne craignez rien, les chevaux sont arrêtés ; un jeune homme s'est jeté au-devant d'eux… il n'y a plus de danger.

CLARA
Oh ! merci, mon Dieu ! — (Bruit dans la rue.)

PLUSIEURS VOIX
Il est tué, non, si, blessé. Où le transporter ?

ADÈLE (dans la rue.)
Chez moi ! chez moi !

CLARA
C'est la voix de ma sœur !… il ne lui est rien arrivé… Mon Dieu !… Mes genoux tremblent, je ne puis marcher… Adèle !…
(Elle sonne.)

UN DOMESTIQUE
Qu'y a-t-il, madame ?

CLARA
C'est ma sœur, ma sœur ! une voiture ! Ah ! c'est toi !

ADÈLE (entrant, pâle.)
Clara… ma sœur… sois tranquille… je ne suis pas blessée. — (Au domestique.)
Courez chercher un médecin… M. Olivier Delaunay, c'est le plus voisin… Ou plutôt passez d'abord chez La vicomtesse de Lancy, il y sera peut-être… Faites déposer le blessé en bas, dans le vestibule : allez. — (Il sort.)
Clara ! Clara !… sais-tu que c'est lui… lui… Antony !

CLARA
Antony !… Dieu !…

ADÈLE
Et quel autre que lui aurait osé se jeter au-devant de deux chevaux emportés ?

CLARA
Et comment !

ADÈLE
Ne comprends-tu pas ? Il venait ici… le malheureux ! il aura eu le front brisé.

CLARA
Mais es-tu sûr que ce soit lui ?

ADÈLE
Oh ! si j'en suis sûre ! et n'ai-je pas eu le temps de le voir tandis qu'ils l'entraînaient ? n'ai-je pas eu le temps de le reconnaître tandis qu'ils le foulaient aux pieds ?

CLARA
Oh !

ADÈLE
Écoute, va près de lui, ou plutôt envoie quelqu'un ; et si tu doutes encore, dis qu'on m'apporte les papiers qu'il a sur lui, afin que je sache qui il est ; car il est évanoui, vois-tu, évanoui, peut être mort ! Mais va donc ! va donc ! et fais-moi donner de ses nouvelles. — (Clara sort.)
De ses nouvelles ! oh ! c'est moi qui devrais en aller chercher !… c'est moi qui devrais être là pour lire dans les yeux du médecin sa mort ou sa vie ! Son cœur devrait recommencer à battre sous ma main, mes yeux devraient être les premiers qu'il rencontrât. N'est-ce pas pour moi ?… n'est-ce pas en me sauvant la vie !… Oh ! mon Dieu !… il y aurait là des étrangers, des indifférents, des gens au cœur froid qui épieraient ! Oh ! pour Dieu ! ne viendra-t-on pas me dire s'il est mort ou vivant ? — (À un domestique qui entre.)
Eh bien ?

LE DOMESTIQUE (remettant un portefeuille et un petit poignard.)
Pour madame.

ADÈLE
Donnez. Comment va-t-il ? a-t-il ouvert les yeux ?

LE DOMESTIQUE
Pas encore ; mais M. Delaunay vient d'arriver, il est près de lui.

ADÈLE
Bien. Vous lui direz de monter, que je sache de lui-même… Allez. Si pourtant je m'étais trompée, si ce n'était pas lui… — (Ouvrant le portefeuille.)
Dieu ! que j'ai bien fait… mon portrait ! Si un autre que moi avait ouvert ce portefeuille, mon portrait qu'il a fait de souvenir… Pauvre Antony, je ne suis plus si jolie que cela, va !… Dans ta pensée j'étais belle… j'étais heureuse… tu me retrouveras bien changée… J'ai tant souffert. — (Continuant ses recherches.)
Une lettre de moi !… la seule que je lui aie écrite. — (Lisant.)
Je lui disais que je l'aimais… Le malheureux… l'imprudent… Si je la reprenais… c'est le seul témoignage… il n'a qu'elle ; sans doute il l'a relue mille fois… c'est son bien, sa consolation… et je le lui ravirais ! Et quand, les yeux à peine rouverts… mourant pour moi… il portera la main à sa poitrine… ce ne sera pas sa blessure qu'il cherchera, ce sera cette lettre… il ne la trouvera plus… et c'est moi qui la lui aurai soustraite ! Oh ! ce serait affreux !… qu'il la garde… D'ailleurs, n'ai-je pas gardé les siennes, moi !… Son poignard, que je m'effrayais de lui voir porter toujours… j'ignorais que ce fût son pommeau qui lui servît de cachet et de devise… Je le reconnais bien à ces idées d'amour et de mort constamment mêlées… Antony !… Je n'y puis résister… il faut que j'aille… que je voie moi-même… Ah ! monsieur Olivier, venez, venez ! Eh bien ?

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