ACTE CINQUIÈME - Scène III



(ADÈLE ANTONY)

ANTONY (entrant.)
Adèle ! — (Avec joie.)
Ah !

ADÈLE
Oh ! c'est encore vous… vous ici ! dans la maison de mon mari, dans la chambre de ma fille presque !… Ayez donc pitié de moi !… Mes domestiques me respectent et m'honorent encore ; voulez-vous que demain je rougisse devant mes domestiques ?…

ANTONY
Aucun ne m'a vu… puis il fallait que je te parlasse.

ADÈLE
Oui, vous avez voulu savoir comment j'avais supporté cette affreuse soirée… eh bien ! je suis calme, je suis tranquille, ne craignez rien… retirez-vous.

ANTONY
Oh ! ce n'est pas cela… ne t'alarme pas de ce que je vais te dire…

ADÈLE
Parle ! parle ! quoi donc ?

ANTONY
Il faut me suivre.

ADÈLE
Vous !… et pourquoi ?

ANTONY
Pourquoi ? Oh ! mon Dieu ! Pauvre Adèle… écoute, tu sais si ma vie est à toi, si je t'aime avec délire. Eh bien !… par ma vie et mon amour, il faut me suivre… à l'instant.

ADÈLE
Ô mon Dieu ! mais qu'y a-t-il donc ?

ANTONY
Si je te disais : Adèle… la maison voisine est en proie aux flammes, les murs sont brûlants, l'escalier chancelle, il faut me suivre… eh bien ! tu aurais encore plus de temps à perdre.
(Il l'entraîne.)

ADÈLE
Oh ! vous ne m'entraînerez pas, Antony, c'est folie… Grâce ! grâce !… oh ! j'appelle, je crie !

ANTONY (la lâchant.)
Il faut donc tout te dire, tu le veux : eh bien ! du courage, Adèle ! dans une heure ton mari sera ici.

ADÈLE
Qu'est-ce que tu dis ?

ANTONY
Le colonel est au bout de la rue, peut-être.

ADÈLE
Cela ne se peut pas… ce n'est pas l'époque de son retour.

ANTONY
Et si des soupçons le ramènent, si des lettres anonymes ont été écrites.

ADÈLE
Des soupçons !… oui, oui, c'est cela… Oh ! mais je suis perdue, moi !… Sauvez-moi, vous… mais n'avez-vous rien résolu ?… vous le saviez avant moi… vous aviez le temps de chercher… Moi, moi… vous voyez bien que j'ai la tête renversée.

ANTONY
Il faut te soustraire d'abord à une première entrevue.

ADÈLE
Et puis ?…

ANTONY
Et puis nous prendrons conseil de tout, même du désespoir… Si tu étais une de ces femmes vertueuses qui te raillaient ce soir… je te dirais : Trompe-le.

ADÈLE
Oh ! fussé-je assez fausse pour cela… oublies-tu que je ne pourrais pas le tromper longtemps. Nous ne sommes pas malheureux à demi, nous !

ANTONY
Eh bien ! tu le vois, plus d'espérance à attendre du ciel en restant ici… Écoute, je suis libre, moi ; partout où j'irai, ma fortune me suivra, puis, me manquât-elle, j'y suppléerai facilement. Une voiture est en bas… Écoute, et réfléchis qu'il n'y a pas d'autre moyen : si un cœur dévoué, si une existence d'homme tout entière que je jette à tes pieds… te suffisent… dis oui ; l'Italie, l'Angleterre, l'Allemagne, nous offrent un asile… je t'arrache à ta famille, à ta patrie… Eh bien ! je serai pour toi et famille et patrie… En changeant de nom, nul ne saura qui nous sommes pendant notre vie, nul ne saura qui nous avons été après notre mort. Nous vivrons isolés, tu seras mon bien, mon dieu, ma vie ; je n'aurai d'autre volonté que la tienne, d'autre bonheur que le tien… Viens, viens, et nous oublierons les autres pour ne nous souvenir que de nous.

ADÈLE
Oui, oui… Eh bien ! un mot à Clara.

ANTONY
Nous n'avons pas une minute à perdre.

ADÈLE
Ma fille !… il faut que j'embrasse ma fille… vois-tu, c'est un dernier adieu, un adieu éternel.

ANTONY
Oui, oui, va, va.
(Il la pousse.)

ADÈLE
Ô mon Dieu !

ANTONY
Mais qu'as-tu donc ?

ADÈLE
Ma fille !… quitter ma fille !… à qui on demandera compte un jour de la faute de sa mère, qui vivra peut-être, mais qui ne vivra plus pour elle… ma fille !… Pauvre enfant ! qui croira se présenter pure et innocente au monde, et qui se présentera déshonorée comme sa mère, et par sa mère !

ANTONY
Ô mon Dieu !

ADÈLE
N'est-ce pas que c'est vrai ?… Une tache tombée sur un nom ne s'efface pas ; elle le creuse, elle le ronge, elle le dévore… Oh ! ma fille ! ma fille !

ANTONY
Eh bien ! emmenons-la, qu'elle vienne avec nous… Hier encore j'aurais cru ne pouvoir l'aimer cette fille d'un autre… et de toi… Eh bien ! elle sera ma fille, mon enfant chéri ; je l'aimerai comme celui… Mais prends-la et partons… Prends-la donc, chaque instant te perd… À quoi songes-tu ? il va venir, il vient, il est là !…

ADÈLE
Oh ! malheureuse !… où en suis-je venue, où m'as-tu conduite ? Et il n'a fallu que trois mois pour cela !… Un homme me confie son nom… met en moi son bonheur… Sa fille… il l'adore… c'est son espoir de vieillesse… l'être dans lequel il doit se survivre… Tu viens il y a trois mois… mon amour éteint se réveille, je souille le nom qu'il me confie… je brise tout le bonheur qui reposait sur moi… Et ce n'est pas tout encore, non, car ce n'est point assez : je lui enlève l'enfant de son cœur, je déshérite ses vieux jours des caresses de sa fille… et, en échange de son amour… je lui rends honte, malheur et abandon… Sais-tu, Antony, que c'est infâme ?

ANTONY
Que faire alors ?

ADÈLE
Rester.

ANTONY
Et lorsqu'il découvrira tout ?

ADÈLE
Il me tuera.

ANTONY
Te tuer… lui te tuer… toi mourir, moi te perdre… c'est impossible… Tu ne crains donc pas la mort, toi ?

ADÈLE
Oh ! non… elle réunit…

ANTONY
Elle sépare… penses-tu que je croie à tes rêves, moi… et que sur eux j'aille risquer ce qu'il me reste de vie et de bonheur ?… Tu veux mourir ? eh bien ! écoute, moi aussi je le veux… mais je ne veux pas mourir seul, vois-tu… et je ne veux pas que tu meures seule… je serais jaloux du tombeau qui te renfermerait. Béni soit Dieu qui m'a fait une vie isolée que je puis quitter sans coûter une larme à des yeux aimés ! béni soit Dieu qui a permis qu'à l'âge de l'espoir j'eusse tout épuisé et fusse fatigué de tout !… Un seul lien m'attachait à ce monde… il se brise… et moi aussi je veux mourir… mais avec toi ; je veux que les derniers battements de nos cœurs se répondent… que nos derniers soupirs se confondent… Comprends-tu ?… une mort douce comme un sommeil, une mort plus heureuse que toute notre vie… Puis, qui sait ? par pitié peut-être jettera-t-on nos corps dans le même tombeau.

ADÈLE
Oh oui ! cette mort avec toi, l'éternité dans tes bras… Oh ! ce serait le ciel, si ma mémoire pouvait mourir avec moi… Mais, comprends-tu, Antony ?… cette mémoire, elle restera vivante aux cœurs de tous ceux qui nous ont connus… on demandera compte à ma fille de ma vie et de ma mort… On lui dira : Ta mère… elle a cru qu'un nom taché se lavait avec du sang… enfant, ta mère s'est trompée, son nom est à jamais déshonoré, flétri ! et toi, toi… tu portes le nom de ta mère… On lui dira : elle a cru fuir la honte en mourant… et elle est morte dans les bras de l'homme à qui elle devait sa honte ; et, si elle veut nier, on lèvera la pierre de notre tombeau, et l'on dira : Regarde… les voilà !

ANTONY
Oh ! nous sommes donc maudits ! ni vivre ni mourir enfin !

ADÈLE
Oui… oui, je dois mourir seule… tu le vois, tu me perds ici sans espoir de me sauver… tu ne peux plus qu'une chose pour moi… va-t'en, au nom du ciel, va-t'en !

ANTONY
M'en aller… te quitter… quand il va venir, lui… T'avoir reprise et te reperdre… enfer !… et s'il ne te tuait pas ?… s'il te pardonnait ?… Avoir commis pour te posséder… rapt, violence et adultère, et pour te conserver, hésiter devant un nouveau crime… perdre mon âme pour si peu. Satan en rirait ; tu es folle… non… non, tu es à moi comme l'homme est au malheur… — (La prenant dans ses bras.)
Il faut que tu vives pour moi… je t'emporte… malheur à qui m'arrête !…

ADÈLE
Oh ! oh !

ANTONY
Cris et pleurs… qu'importe ?…

ADÈLE
Ma fille ! ma fille !

ANTONY
C'est un enfant… demain elle rira.
(Ils sont prêts à sortir. On entend deux coups de marteau à la porte cochère.)

ADÈLE (s'échappant des bras d'Antony.)
Ah ! c'est lui… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! pardon, pardon !

ANTONY (la quittant.)
Allons, tout est fini !

ADÈLE
On monte l'escalier… on sonne… C'est lui… fuis, fuis !

ANTONY (fermant la porte.)
Eh ! je ne veux pas fuir, moi… Écoute… tu disais tout à l'heure que tu ne craignais pas la mort.

ADÈLE
Non, non… Oh ! tue-moi, par pitié !

ANTONY
Une mort qui sauverait ta réputation, celle de ta fille ?

ADÈLE
Je la demanderais à genoux.

UNE VOIX (, au dehors.)
Ouvrez… Ouvrez… Enfoncez cette porte…

ANTONY
Et à ton dernier soupir tu ne haïrais pas ton assassin ?

ADÈLE
Je le bénirais… mais hâte-toi… cette porte…

ANTONY
Ne crains rien… la mort sera ici avant lui… Mais songes-y, la mort !

ADÈLE
Je la demande, je la veux, je l'implore. — (Se jetant dans ses bras.)
Je viens la chercher.

ANTONY (lui donne un baiser.)
Eh bien ! meurs !
(Il la poignarde.)

ADÈLE (tombant dans un fauteuil.)
Ah !…
(Au même moment la porte du fond s'enfonce ; le colonel d'Hervey se précipite sur le théâtre.)

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