Scène XV



(LES MÊMES , CLARISSE ET EMILIE , INTRODUITES PAR JOSEPH)

JOSEPH
C'est ici !
(Joseph sort.)

CLARISSE
Merci !

FAUCONNET(se retournant. )
Dis donc, Rigolin…. Ma femme !

CLARISSE(stupéfaite en voyant son mari une femme dans les bras. )
Ah !

ARTÉMISE
Sa femme !

CLARISSE
Ah ! çà !… qu'est-ce que vous faites là ?

FAUCONNET(cherchant Gentillac. )
Sa femme ! c'est sa femme ! où est-il, où est-il ?

CLARISSE
Qui ça !

FAUCONNET
Gentillac ! C'est sa femme ! (à Artémise)
Et ça va mieux, ça va mieux ? ARTÉMISE Quoi ?

FAUCONNET
Le petit os ! (à Clarisse)
. Elle avait avalé un petit os… Alors je lui tapais dans le dos !… n'est-ce pas ?

ARTÉMISE
Oui, oui !

FAUCONNET(représentant. )
Ma femme. Mme Gentillac ! une vieille, vieille amie. (Les femmes se saluent.)
Mais elle n'est pas à moi… Son mari est allé lui chercher de l'eau… pour l'os…

CLARISSE
Ah ! çà ! qu'est-ce que vous racontez ?

FAUCONNET
Mais la vérité, chère amie, la vérité (appelant)
Gentillac ! Gentillac !

VOIX DE GENTILLAC
Voilà !

FAUCONNET
Tu vois, il répond !… il répond… c'est l'ami dont je t'ai parlé. Ah ! bien je suis content de te voir. Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

CLARISSE
Mais dame ! tu m'écris : "Nous soupons au Café Anglican avec Gentillac… viens nous y retrouver ! "

FAUCONNET(à part. )
Sapristi !

CLARISSE
"Amène Emilie…"

FAUCONNET(à part. )
Je me suis trompé d'enveloppe ! (haut)
Oui, oui !

EMILIE
Monsieur a été bien bon de penser à moi… seulement, j'étais au lit…

FAUCONNET
Ah !…

CLARISSE
Mais oui… et moi j'allais me coucher… Quelle idée t'a pris de nous faire venir ?

FAUCONNET
Eh bien ! voilà !… Tu as une petite tache…

CLARISSE
Ça ne fait rien !

FAUCONNET
Notre Conseil d'Administration a duré moins longtemps que je ne pensais, n'est-ce pas… J'ai dit à Gentillac : "Viens-tu souper avec moi ! " Il m'a répondu : "Je ne peux pas, j'ai ma femme !… Eh ! bien, amène-la, ai-je donc dit… et je dis donc : "J'envoie un mot à la mienne pour qu'elle vienne…" Et voilà comment je t'ai écrit…

CLARISSE
Ça c'est gentil… Mais pourquoi m'avoir fait amener Emilie ? j'ai dû la faire lever.

FAUCONNET
Tiens ! c'est de la poudre !… pour que tu ne viennes pas seule à cette heure-ci. Et j'ai… j'ai pensé que ça l'amuserait, cette fille, de voir comment on sert dans les grands restaurants…

EMILIE
Ah ! bien, à cette heure-ci, c'est une drôle d'idée !… Je ne tiens pas à m'amuser, moi, quand je dors !

FAUCONNET
C'est une occasion d'apprendre le service !

EMILIE
Oh ! mais je connais déjà les principes, Monsieur, j'ai un cousin qui était omnibus au Lion d'Or !

FAUCONNET
Ainsi, voyez ! Elle a un omnibus dans sa famille !… Un omnibus de famille !

EMILIE
Le fils de ma tante, même, la sœur à maman…

FAUCONNET
Autrement dit, votre cousin germain.

EMILIE
Non, mon cousin Thomas !

FAUCONNET
Si vous voulez… elle est bête… Et maintenant… ohé ! ohé ! je crois que nous pouvons nous en aller, hein ?
(Il remonte.)

CLARISSE
Comment, c'est pour ça que tu nous as fait venir ?

FAUCONNET
Hum ! Mais non… je veux dire : nous allons souper vite, et puis, ohé ! ohé ! nous en aller.

CLARISSE
Ah ! bon ! (allant à Artémise)
Mon mari m'a beaucoup parlé de monsieur votre mari, Madame !

ARTÉMISE
Ah ! Ah ! vraiment !

FAUCONNET
Oui, oui !

CLARISSE
Ils sont anciens camarades de collège, à ce qu'il m'a appris.

ARTÉMISE
Ah !

FAUCONNET
Oui, oui !

CLARISSE
Mais Jérôme ne m'avait pas dit que monsieur Gentillac fut marié… J'en suis fort aise, d'ailleurs, car cela nous permettra d'entrer en relations.

ARTÉMISE
Mais certainement, Madame.

FAUCONNET(à part. )
Oh ! là, là… oh ! là, là !

CLARISSE
Votre petit os ne vous fait plus mal ?

ARTÉMISE
Du tout, du tout !

CLARISSE
Ah ! tant mieux !

EMILIE(à part. )
Si c'est pour voir tout ça qu'on m'a fait lever…
(L ES M ÊMES , G ENTILLAC)

GENTILLAC(un papier à la main. )
Voilà !… il avait glissé dans la doublure.

FAUCONNET(allant à Gentillac. )
Ah ! tiens, voilà Gentillac… Tu vois que je ne l'avais pas inventé ! (Présentant.)
Ma femme !…

GENTILLAC
Comment ta ?… (Reconnaissant Clarisse, à part.)
Ma dame du chemin de fer !

EMILIE(à part. )
Ah ! le monsieur du train…

GENTILLAC(saluant, embarrassé. )
Madame !

CLARISSE
Monsieur !… Votre figure ne m'est pas inconnue, Monsieur,. Si je ne me trompe, nous avons voyagé hier ensemble dans le chemin de fer de ceinture !

GENTILLAC
Dieu !

ARTÉMISE
Hein ?

FAUCONNET(bondissant. )
Qu'est-ce que tu as dit ? Qu'est-ce que tu as dit ?

CLARISSE
J'ai dit que j'ai voyagé avec monsieur, en revenant d'Auteuil.

EMILIE
Oui, oui, madame, c'est monsieur… (à Gentillac)
. Bonjour, monsieur !

FAUCONNET(sautant à la gorge de Gentillac. )
Ah ! tu as voyagé ! Ah ! monstre ! Ah ! scélérat ! Ah ! traître !

TOUS
Ah ! mon Dieu !

GENTILLAC
Fauconnet, laisse-moi t'expliquer…

FAUCONNET
Rien du tout !…

CLARISSE
Mais qu'est-ce qui te prend ?

FAUCONNET
Taisez-vous, madame, vous n'avez plus le droit d'élever la parole !

CLARISSE
Hein !

FAUCONNET
Oh ! mais j'aurai votre vie ! Nous nous battrons !

GENTILLAC
Mais voyons !

FAUCONNET
Inutile ! Où est mon chapeau ? Dans le cabinet de toilette.
(Il se dirige vers la droite.)

GENTILLAC
Mais…

FAUCONNET
Sortons ! Monsieur !

GENTILLAC
Eh ! bien, sortons !
(Ils entrent tous deux dans le cabinet de toilette, où on entend le bruit de leurs voix.)

ARTÉMISE(se dirigeant du côté où ils sont sortis. )
Mon Dieu, ils vont s'étrangler !

CLARISSE
Mais qu'est-ce qu'il a, Madame ?

ARTÉMISE
Il y a que monsieur Gentillac a conté à votre mari toute l'histoire du chemin de fer.

CLARISSE
Toute l'histoire ?

ARTÉMISE
Il sait tout ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
(Elle disparaît à droite et sa voix se mêle confusément à celle des deux hommes.)

CLARISSE
Toute l'histoire ! Mais quelle histoire ? il n'y a pas eu d'histoire.

GENTILLAC(sortant, son chapeau sur la tête, la cravate défaite, répondant à Fauconnet, qu'on ne voit pas. )
Eh ! bien, soit, demain ! (descendant à Clarisse)
. Ah ! madame, pourquoi êtes-vous allée parler à votre mari de notre rencontre en chemin de fer ?…

CLARISSE
Et où est le mal ?

GENTILLAC
Eh ! le mal, c'est que moi ne supposant pas… je lui ai tout raconté.

CLARISSE
Tout quoi ?

GENTILLAC
Tout ce qui s'est passé !

CLARISSE
Mais il ne s'est rien passé, monsieur !

GENTILLAC
Comment, il ne s'est rien passé !

CLARISSE(entrant à droite et à son mari qu'on ne voit pas. )
Ah ! Jérôme, mais c'est une infamie !…

VOIX DE FAUCONNET
Oh ! inutile de me raconter des histoires !
(La porte se referme, on n'entend que des bruits de voix en sourdine.)

GENTILLAC
C'est à moi qu'elle vient dire ça !

EMILIE(descendant à Gentillac. )
Ah ! çà ! qu'est-ce qui se passe ?

GENTILLAC
Ah ! allez vous promener, vous !

EMILIE
Ah ! vous n'êtes pas gentil ! Vous savez, j'irai pas demain au Terminus Hôtel.

GENTILLAC(bondissant. )
Qu'est-ce que vous avez dit ? Qu'est-ce que vous avez dit ?

EMILIE(effrayée. )
Ah ! mon Dieu !

GENTILLAC(allant à la porte de droite et l'ouvrant brutalement. )
Venez tous !… Allons, venez ! je vous dis de venir. (Tout le monde étonné redescend en continuant à parler ensemble.)
Chut !… silence !… taisez-vous ! (On se tait. A Emilie.)
Et toi, parle maintenant !… Qu'est-ce que tu viens de me dire ?

EMILIE
Mais rien, Monsieur.

GENTILLAC
Si, si, tu viens de me le dire à moi, à l'instant.

EMILIE
Ah ! bien, tiens ! oui, mais pas devant le monde.

GENTILLAC
Veux-tu répéter, ou je t'étrangle !

EMILIE
Non, non !… j'ai dit : "Vous savez, j'irai pas demain au Terminus Hôtel ! "

TOUS
Hein !

GENTILLAC(la secouant. )
Et alors la personne que j'avais prise dans l'obscurité pour ta maîtresse et qui était venue s'asseoir près de moi sous le tunnel… Allons, parle !

EMILIE(sanglotant. )
Je suis elle, Monsieur, je suis elle.
(Elle prononce je suis elle.)

GENTILLAC(la repoussant au point qu'elle manque de tomber. )
Allons donc ! Eh bien, comprenez-vous, maintenant ?

FAUCONNET
Ah ! Dieu soit loué, oui !

GENTILLAC
Ah ! madame, me pardonnez-vous d'avoir pu supposer un instant…

CLARISSE
Ah ! monsieur, c'est indigne, un galant homme aller ainsi à la légère compromettre une femme, par forfanterie, pour se vanter d'une soi-disant bonne fortune, qui aboutit à quoi, à une conquête d'escalier de service !… (à ce moment Emilie, assise à la cheminée, se mouche bruyamment.)
Qu'est-ce que c'est que ça ?

FAUCONNET
Rien… elle se mouche…

CLARISSE
Et devant qui allez-vous vous vanter encore ?… Devant votre femme !…

GENTILLAC
Ma femme !… Quelle femme ?

CLARISSE(indiquant Artémise. )
Madame.

ARTÉMISE ET FAUCONNET
Aïe !

GENTILLAC
Elle !… mais ce n'est pas ma femme ! Est-ce que je la connais ? Je ne sais même pas son nom.
(Il remonte pour redescendre à droite et s'asseoir au piano.)

FAUCONNET(à part. )
Ah ! le pleutre !

CLARISSE(à Fauconnet. )
Hein ! Comment, Monsieur, vous m'avez dit…

FAUCONNET
Non, je vais t'expliquer.

CLARISSE
Vous mentez !… Je comprends tout !… Ah ! ah ! vous étiez donc en fête, monsieur Fauconnet !

FAUCONNET
Mais…

CLARISSE
Pendant que je vous crois à votre conseil d'Administration, vous soupez avec des courtisanes !

CLARISSE
Et quelles courtisanes ! Des vieilles courtisanes !

ARTÉMISE
Madame !

CLARISSE
Ah ! non ! non ! c'est à mourir de rire. Voilà pour qui on nous trompe, tenez ! Non, il en faut du vice !

FAUCONNET
Clarisse !

ARTÉMISE(à Gentillac, assis au piano. )
Monsieur, me laisserez-vous insulter plus longtemps !

GENTILLAC
Ah ! ma bonne dame ! j'ai autre chose à penser.

ARTÉMISE
C'est bien, Monsieur, je croyais avoir affaire à de hommes du monde ! Je n'ai plus qu'à m'en aller… Où est ma mantille ?

GENTILLAC(très aimable. )
Par là, la sortie, madame !
(Elle entre à droite.)

CLARISSE
Ah ! on vous en donnera des parties fines, M. Fauconnet.

FAUCONNET
Clarisse !

CLARISSE(remontant à gauche. )
Et ce n'est pas assez de ses orgies, il a encore le cynisme de m'y inviter.

FAUCONNET
Moi ?

CLARISSE
Oui, avec ma bonne !
(Elle redescend à droite.)

FAUCONNET
Oh !

GENTILLAC
Voyons, Madame…

CLARISSE
Ah ! vous !… vous faites un joli métier !
(Elle gagne la gauche.)
(L ES M ÊMES , R IGOLIN , B AMBOCHE)

BAMBOCHE(paraissant au fond avec Rigolin. )
Nous revoilà ! ohé ! ohé !…

RIGOLIN
Dis donc, Fauconnet ! Pourquoi m'écris-tu de ne pas t'attendre et d'aller me coucher en m'appelant "Ma chérie" ?

FAUCONNET
Hein !

CLARISSE
Il vous a écrit ça ?

RIGOLIN
Mais oui, ma belle enfant, tenez !
(Il lui tend la lettre.)

FAUCONNET
Rigolin !

RIGOLIN(considérant Clarisse. )
Charmante, ta petite recrue du bal de l'Opéra !
(Il lui prend la taille.)

CLARISSE
Monsieur !
(Elle lui donne un soufflet.)

FAUCONNET
Malheureux ! c'est ma femme !

RIGOLIN
Diable ! (Saluant Clarisse.)
Enchanté, Madame !

CLARISSE
Oui, monsieur, sa femme… sa femme qui est enchantée également de tout ce qu'elle apprend… Ah ! Ah ! c'est au bal de l'Opéra que vous êtes allé chercher votre tendron…

FAUCONNET
Clarisse !

CLARISSE(à Rigolin. )
Et maintenant, Monsieur, que je vous rende votre lettre. Non, pas celle-là… "Ne m'attends pas, couche-toi…" c'était pour moi… (Tirant l'autre carte de sa poche.)
Mais ceci : "Nous soupons au Café Anglican avec Gentillac, viens nous retrouver. Amène Emilie". Emilie c'est Madame, sans doute ?

BAMBOCHE(descendant. )
Euh… Oui, Madame.

CLARISSE
N'est-ce pas ?…Oui ! Moi, j'avais cru que c'était ma bonne. (Bamboche remonte. Remettant la lettre à Rigolin.)
Eh ! bien, c'est pour vous.
(Rigolin remonte vers Bamboche.)

FAUCONNET
Là ?… tout est arrangé !

CLARISSE
Allez, Monsieur ! Passez devant ! Nous nous expliquerons à la maison.

FAUCONNET
Oui, chérie.
(Il passe devant.)

CLARISSE(à Emilie. )
Venez, Emilie !

EMILIE
Si ça valait la peine de me faire lever !
(Ils sortent.)

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...

On va faire la cocotte

La chambre à coucher des Trévelin. Lit de milieu, au fond, face au public. A droite du lit, une table-guéridon tenant lieu de table de nuit ; sur ce guéridon, un...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024