Scène V
Les mêmes, Toudoux, Clémence.
Toudoux entre, suivi de Clémence, portant la baignoire dans laquelle sont pêle-mêle la petite toilette, les brocs et le pot de nuit d'enfant.
Toudoux (qui est entré le premier)
Voilà le fourniment !
Léonie (se levant et traversant pour aller péniblement s'asseoir sur la chaise à droite de la table-bridge)
Montre!… Oh ! j'ai mal !
Madame de Champrinet (gentiment, en l'aidant à s'asseoir)
Ne t'écoute pas ! ne t'écoute pas !
Léonie (à Clémence)
Ça, c'est la baignoire, bon ! (A Toudoux)
La petite toilette !… les brocs !… Tout ça dans la chambre ! (Au moment où Clémence fait le geste d'emporter le tout, apercevant le vase au fond de la baignoire, et le prenant)
Oh ! son pot ! (Avec émotion tandis que Clémence emporte le fourniment)
son pot ! (Elle le prend.)
Quand on pense que ce sera son popot ! Comme il est déjà grand ! (Dans un élan de tendresse, portant le pot à ses lèvres)
Oh ! chéri, va !
Madame de Champrinet (descendant pendant ce jeu de scène, sans quitter sa fille des yeux, attendrie, émue; à Toudoux, en lui indiquant sa fille)
Tout à fait moi, au moment de sa naissance.
Toudoux (indifférent)
Ah !
Madame de Champrinet (indiquant sa fille)
Je l'aimais déjà avant même qu'elle fût née.
Toudoux
Ah !
Madame de Champrinet (couvant sa fille des yeux)
Oui.
Toudoux
Moi, ç'a été plus tard.
Léonie (à Toudoux, lui tendant le vase)
Tiens, va le poser ! (Elle le passe à sa mère qui le tend à Toudoux, puis remonte au-dessus de la table-bridge.)
Toudoux (soumis)
Oui ! (Il regarde autour de lui, ne sachant où déposer le vase.)
Léonie (le regardant emporter le vase comme un objet quelconque)
Ça ne t'émeut pas, toi ?
Toudoux
Quoi ?
Léonie
Son popot.
Toudoux (sans conviction)
Oh ! si !
Léonie (fière de soi-même)
Pas autant que moi !
Toudoux
Oh ! si ! Chéri, va !
Léonie
Oh ! oui, chéri !
Toudoux
Qu'est-ce qui te fait rire ?
Léonie (riant sous cape)
Rien !
Toudoux
Mais si, quoi ?
Madame de Champrinet
Dis-le, voyons !
Léonie
Non ! C'est en te voyant avec ce vase à la main, ça me fait penser au rêve stupide que j'ai fait cette nuit.
Toudoux
Tu as rêvé de vase de nuit ?
Léonie (riant)
Oui !
Madame de Champrinet (avec conviction)
Ah ! c'est bon signe!
Léonie
Figure-toi, nous étions tous les deux aux courses à Longchamp. Moi, j'avais ma robe grise, toi, tu avais ton complet-jaquette. Mais au lieu de ton chapeau haut de forme, tu avais mis ton vase de nuit !
Toudoux (qui écoutait souriant, prenant l'air pincé)
Moi!
Madame de Champrinet
Oh ! quelle drôle d'idée !
Toudoux (vexé)
C'est idiot ! (Il gagne la droite.)
Léonie
Et tu étais très fier ! tu saluais tout le monde avec ! Moi, j'étais gênée. Je te disais(Lentement et appuyé)
"Julien ! Julien ! enlève donc ton vase de nuit ! on te remarque ! "
Tu me répondais "Laisse donc ! C'est très bien! Je vais lancer la mode ! "
Toudoux
Tu as vraiment de ces rêves !
Léonie
Ah ! si tu l'avais vu comme ça, maman ! ce qu'il était drôle !
Madame de Champrinet
Je m'en doute.
Léonie
Ça ne lui allait pas mal !
Toudoux (cherchant où déposer son pot)
C'est charmant ! ah ! c'est charmant !
Léonie (le plus naturellement du monde)
Tiens ! mets donc un peu le vase sur ta tête pour montrer
(à maman.)
Toudoux (se retournant ahuri)
Moi !
Léonie (sans douter un instant de sa complaisance)
Tu vas voir, maman !
Toudoux
Mais, jamais de la vie ! En voilà une idée !
Léonie (sur un ton froissé)
Tu peux bien le mettre sur la tête, quand je te le demande.
Toudoux
Non, mais, tu ne m'as pas regardé !
Léonie (comme un argument péremptoire)
C'est pour montrer à maman.
Toudoux
Mais quand ce serait pour montrer au Pape ! tu te fiches de moi ! Vouloir que je mette un pot de chambre sur ma tête ! tu n'es pas folle ?
Léonie
Quoi, il est tout neuf ! C'est pas un vieux !
Toudoux
Neuf ou vieux, c'est un pot de chambre tout de même!
Madame de Champrinet (qui s'est levée pendant ce qui précède, descendant)
Voyons, nous sommes entre nous !
Toudoux
Mais ça suffit, et ma dignité d'homme !…
Léonie (se levant et gagnant la gauche)
Voilà, il ne peut rien faire pour me faire plaisir !
Toudoux
Tiens, tu en a de bonnes !
Madame de Champrinet
Je comprendrais si on vous demandait d'aller aux courses ou de monter au cercle avec. Mais là !…
Toudoux
Mais ni là, ni ailleurs !
Léonie (s'entêtant)
Et moi je veux que tu mettes le pot sur ta tête, là !
Toudoux
Oui, eh bien ! moi, je ne veux pas !
Léonie (frappant du pied)
Je veux que tu le mettes ! Je veux que tu le mettes !
Toudoux
Non ! non ! non ! et non !
Madame de Champrinet (intervenant)
Julien ! Julien ! puisque ma fille vous le demande !
Toudoux
Mais non, je vous dis !
Léonie
Je veux, là ! je veux ! j'en ai envie ! j'en ai envie !
Madame de Champrinet (allant à sa fille)
Mon Dieu ! là ! elle en a envie ! elle en a envie !
Toudoux
Eh bien ! elle en a envie !
Madame de Champrinet (entourant sa fille de ses bras)
Julien, je vous en supplie ! Songez à son état ! à ce que c'est qu'une envie !
Toudoux
Ah ! ouat !
Léonie
Je veux ! j'en ai envie !
Madame de Champrinet
Vous l'entendez ! Songez que si par la faute de votre obstination votre fils naissait avec un pot de chambre sur la tête !
Toudoux
Eh ! bien, v'là tout ! on l'utiliserait ! Les deux femmes
Oh !
Toudoux
Et on rendrait celui-là, tenez, qui n'a pas servi !
Madame de Champrinet
Oh ! oh ! oser dire une chose pareille !
Léonie
Mauvais père ! Mauvais père !
Toudoux
Mais c'est vrai, ça !
Léonie (comme une enfant gâtée)
Tu vas mettre le pot ! Tu vas mettre le pot !
Toudoux (sur le même ton)
Non, j'mettrai pas le pot ! Non, j'mettrai pas le pot !
Léonie
Il ne veut pas mettre le pot ! ah ! ah ! ah !… ah! j'ai mal !
Madame de Champrinet
Là ! là ! vous voyez ce dont vous êtes cause ! vous voyez l'état dans lequel est votre femme !
Léonie (se laissant tomber sur la chaise à gauche de la table-bridge)
Et il refuse de satisfaire mes envies ! ah ! ah!
Madame de Champrinet (avec éclat)
Mais mettez donc le pot puisqu'on vous le dit !
Toudoux
Mais mettez-le, vous, si vous y tenez tant !
Madame de Champrinet
Mais, si ma fille me le demandait…
Léonie (la tête dans son bras replié sur le dossier de sa chaise)
Oh ! le sans-coeur, le sans-coeur !
Madame de Champrinet (se faisant violence pour se montrer calme)
Julien, je vous en supplie ! J'en appelle à vos sentiments d'époux ! de père !
Toudoux (commençant à se laisser fléchir)
Mais enfin, voyons !… songez à ce que vous me demandez !… je ne suis pas arrivé à l'âge de trente-huit ans pour… allons, voyons! Allons ! allons ! allons !
Madame de Champrinet
Mais n'importe l'âge ! (Humblement suppliante)
Soyez gentil.
Coiffez-vous ! coiffez-vous !
Toudoux (faiblissant de plus en plus)
Mais enfin !…
Léonie (se lamentant faiblement)
Oh ! j'ai mal !
Madame de Champrinet (cajoleuse)
Voyez ! elle a mal ! Julien!… Mettez le pot ! Mettez le pot !
Toudoux (de même)
Non ! écoutez, vraiment !… Et puis d'abord… il ne me va pas !
Madame de Champrinet (cajoleuse)
Qu'est-ce que vous en savez, vous ne l'avez pas essayé !
Toudoux
Mais je vois bien !… Il n'est pas à ma tête !
Madame de Champrinet (de même)
Mettez, voyons !
Toudoux (dans un dernier mouvement de révolte)
Ah ! non, vous savez… (Il hésite, va pour mettre le pot, hésite encore une ou deux fois, puis, prenant un grand parti, se coiffe et alors avec rage)
Là ! là ! vous êtes contentes ! Je l'ai mis, le pot ! vous êtes contentes !
Madame de Champrinet (allant à sa fille au-dessus de la table de bridge)
Là ! là !
Léonie
C'est un amour ! il l'a mis! il l'a mis !
Toudoux (devant la table de bridge tout près de sa femme et s'accroupissant pour mieux se faire voir, rageusement)
Oui, je l'ai mis ! Oui !
Léonie (levant sa tête hors de son bras et se tournant vers Toudoux)
Montre ! (Le regardant)
Oh !… quelle horreur !
Toudoux (ahuri)
Quoi ?
Léonie (le repoussant)
Va-t'en ! va-t'en ! Tu es ridicule comme ça !
Toudoux (reculant)
Moi !
Léonie
Mais cache-toi, voyons ! Je ne pourrai plus te voir autrement qu'avec ça sur la tête !
Toudoux
Ah ! elle est raide, celle-là !
Madame de Champrinet (qui est descendue le tirant par le bras gauche de façon à le faire passer à son tour)
Allons ! ne la taquinez pas, voyons ! (Elle remonte au-dessus de la table de bridge.)
Toudoux (exaspéré)
On se fiche de moi à la fin !…