ACTE III - Scène I


LE BAISER DE ROXANE 

Une petite place dans l'ancien Marais. Vieilles maisons. Perspectives de ruelles. À droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin que débordent de larges feuillages. Au-dessus de la porte, fenêtre et balcon. Un banc devant le seuil. Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et retombe. Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au balcon. En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre, avec une porte d'entrée. Le heurtoir de cette porte est emmailloté de linge comme un pouce malade. Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc. La fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane. Près de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d'une sorte de livrée : il termine un récit, en s'essuyant les yeux.

RAGUENEAU
… Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
Seul, ruiné, je me pends. J'avais quitté la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
Me vient à sa cousine offrir comme intendant.

LA DUÈGNE
Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ?

RAGUENEAU
Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poètes !
Mars mangeait les gâteaux que laissait Apollon.
- Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long!

LA DUÈGNE (se levant et appelant vers la fenêtre ouverte)
Roxane, êtes-vous prête ?… On nous attend !

LA VOIX DE ROXANE (par la fenêtre)
Je passe
Une mante!

LA DUÈGNE (à Ragueneau, lui montrant la porte d'en face)
C'est là qu'on nous attend, en face.
Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui.

RAGUENEAU
Sur le Tendre ?

LA DUÈGNE (minaudant)
Mais oui !…
(Criant vers la fenêtre.)
Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre!

LA VOIX DE ROXANE
Je viens !
(On entend un bruit d'instruments à cordes qui se rapproche.)

CYRANO (sa voix, chantant dans la coulisse)
La ! la ! la ! la!

LA DUÈGNE (surprise)
On nous joue un morceau ?

CYRANO (suivi de deux pages porteurs de théorbes)
Je vous dis que la croche est triple, triple sot!

PREMIER PAGE (ironique)
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?

CYRANO
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi!

LE PAGE (jouant et chantant)
La ! la !

CYRANO (lui arrachant le théorbe et continuant la phrase musicale)
Je peux continuer …
La ! la ! la ! la !

ROXANE (paraissant sur le balcon)
C'est vous ?

CYRANO (chantant sur l'air qu'il continue)
Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos ro… ses !

ROXANE
Je descends!
(Elle quitte le balcon.)

LA DUÈGNE (montrant les pages)
Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ?

CYRANO
C'est un pari que j'ai gagné sur d'Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire. - Non ! - Si ! -
Quand soudain me montrant ces deux grands escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit.
« Je te parie un jour de musique ! » Il perdit.
Jusqu'à ce que Phoebus recommence son orbe,
J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !…
Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins.
(Aux musiciens.)
Hep !… Allez de ma part jouer une pavane
À Montfleury !…
Les pages remontent pour sortir. :
À la duègne.
Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir…
(Aux pages qui sortent.)
Jouez longtemps, - et faux !
(À la duègne.)
… Si l'ami de son âme est toujours sans défauts ?

ROXANE (sortant de la maison)
Ah ! qu'il est beau, qu'il a d'esprit, et que je l'aime !

CYRANO (souriant)
Christian a tant d'esprit ?…

ROXANE
Mon cher, plus que vous-même !

CYRANO
J'y consens.

ROXANE
Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !

CYRANO (incrédule)
Non ?

ROXANE
C'est trop fort ! Voilà comme les hommes sont.
Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon !

CYRANO
Il sait parler du coeur d'une façon experte ?

ROXANE
Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte !

CYRANO
Il écrit ?

ROXANE
Mieux encor ! Écoutez donc un peu.
(Déclamant.)
« Plus tu me prends de coeur, plus j'en ai !… »
(Triomphante, à Cyrano.)
Hé ! bien ?

CYRANO
Peuh !…

ROXANE
Et ceci : « Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre,
Si vous gardez mon coeur, envoyez-moi le vôtre ! »

CYRANO
Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu'est-ce au juste qu'il veut, de coeur ?…

ROXANE (frappant du pied)
Vous m'agacez !
C'est la jalousie…

CYRANO (tressaillant)
Hein !…

ROXANE
… d'auteur qui vous dévore !
- Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ?
« Croyez que devers vous mon cour ne fait qu'un cri,
Et que si les baisers s'envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !… »

CYRANO (souriant malgré lui de satisfaction)
Ha ! ha! ces lignes-là sont… hé! hé !
(Se reprenant et avec dédain.)
mais bien mièvres !

ROXANE
Et ceci…

CYRANO (ravi)
Vous savez donc ses lettres par coeur ?

ROXANE
Toutes !

CYRANO (frisant sa moustache)
Il n'y a pas à dire : c'est flatteur !

ROXANE
C'est un maître !

CYRANO (modeste)
Oh !… un maître !…

ROXANE (péremptoire)
Un maître !..

CYRANO (saluant)
Soit …. un maître !

LA DUÈGNE (qui était remontée, redescendant vivement)
Monsieur de Guiche!
(À Cyrano, le poussant vers la maison.)
Entrez !… car il vaut mieux, peut-être,
Qu'il ne vous trouve pas ici; cela pourrait
Le mettre sur la piste…

ROXANE (à Cyrano)
Oui, de mon cher secret!
Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache!
Il peut dans mes amours donner un coup de hache!

CYRANO (entrant dans la maison)
Bien ! bien ! bien !
(De Guiche paraît.)


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