ACTE V - Scène VI



Les mêmes, Le Bret et Ragueneau.

LE BRET
Quelle imprudence !
Ah ! j'en étais bien sûr ! il est là !

CYRANO (souriant et se redressant)
Tiens, parbleu !

LE BRET
Il s'est tué, Madame, en se levant !

ROXANE
Grand Dieu !
Mais tout à l'heure alors… cette faiblesse ?… cette ?…

CYRANO
C'est vrai ! je n'avais pas terminé ma gazette.
… Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.
(Il se découvre; on voit sa tête entourée de linges.)

ROXANE
Que dit-il ? - Cyrano ! - Sa tête enveloppée !…
Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?

CYRANO
« D'un coup d'épée,
Frappé par un héros, tomber la pointe au coeur ! »…
- Oui, je disais cela !… Le destin est railleur !…
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par derrière, par un laquais, d'un coup de bûche !
C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.

RAGUENEAU
Ah ! Monsieur !…

CYRANO
Ragueneau, ne pleure pas si fort !…
(Il lui tend la main.)
Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?

RAGUENEAU (à travers ses larmes)
Je suis moucheur de… de… chandelles, chez Molière.

CYRANO
Molière !

RAGUENEAU
Mais je veux le quitter, dès demain ;
Oui, je suis indigné !… Hier, on jouait Scapin,
Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène !

LE BRET
Entière !

RAGUENEAU
Oui, Monsieur, le fameux : « Que Diable allait-il faire ?… »

LE BRET (furieux)
Molière te l'a pris!

CYRANO
Chut ! chut ! Il a bien fait !…
(À Ragueneau.)
La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ?

RAGUENEAU (sanglotant)
Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !

CYRANO
Oui, ma vie
Ce fut d'être celui qui souffle - et qu'on oublie !
(À Roxane.)
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Eh bien ! toute ma vie est là.
Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau.
Molière a du génie et Christian était beau !
(À ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit tout au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à l'office.)
Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne !

ROXANE (se relevant pour appeler)
Ma seur ! ma sœur !

CYRANO (la retenant)
Non ! non ! n'allez chercher personne :
Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
(Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entend l'orgue.)
Il me manquait un peu d'harmonie… en voilà.

ROXANE
Je vous aime, vivez !

CYRANO
Non ! car c'est dans le conte
Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! au prince plein de honte,
Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil…
Mais tu t'apercevrais que je reste pareil.

ROXANE
J'ai fait votre malheur ! moi ! moi !

CYRANO
Vous ?… au contraire !
J'ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de sour.
Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'ail moqueur.
Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

LE BRET (lui montrant le clair de lune qui descend à travers les branches)
Ton autre amie est là, qui vient te voir !

CYRANO (souriant à la lune)
Je vois.

ROXANE
Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois !

CYRANO
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine…

ROXANE
Que dites-vous ?

CYRANO
Mais oui, c'est là, je vous le dis,
Que l'on va m'envoyer faire mon paradis
Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée,
Et je retrouverai Socrate et Galilée !

LE BRET (se révoltant)
Non ! non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop
Injuste ! Un tel poète ! Un caur si grand, si haut !
Mourir ainsi !… Mourir !…

CYRANO
Voilà Le Bret qui grogne !

LE BRET (fondant en larmes)
Mon cher ami…

CYRANO (se soulevant, l'ail égaré)
Ce sont les cadets de Gascogne…
- La masse élémentaire… Eh oui !… voilà le hic…

LE BRET
Sa science… dans son délire !

CYRANO
Copernic
A dit…

ROXANE
Oh!

CYRANO
Mais aussi que diable allait-il faire,
Mais que diable allait-il faire en cette galère ?…
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand riposteur du tac au tac,
Amant aussi - pas pour son bien ! -
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
… Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre.
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
(Il est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent à la réalité, il la regarde, et caressant ses voiles.)
Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.

ROXANE
Je vous jure !…

CYRANO (est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement)
Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !
(On veut s'élancer vers lui.)
- Ne me soutenez pas ! - Personne !
(Il va s'adosser à l'arbre.)
Rien que l'arbre !
(Silence.)
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
- Ganté de plomb !
(Il se raidit.)
Oh! mais !… puisqu'elle est en chemin,
Je l'attendrai debout,
(Il tire l'épée.)
et l'épée à la main !

LE BRET
Cyrano!

ROXANE (défaillante)
Cyrano !
(Tous reculent épouvantés.)

CYRANO
Je crois qu'elle regarde…
Qu'elle ose regarder mon nez, cette camarde !
(Il lève son épée.)
Que dites-vous ?… C'est inutile ?… Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! non ! c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
- Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ? - Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
(Il frappe de son épée le vide.)
Tiens, tiens ! - Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !…
(Il frappe.)
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! - Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
- Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
(Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.)
Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
(Il s'élance l'épée haute.)
et c'est…
(L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.)

ROXANE (se penchant sur lui et lui baisant le front)
C'est ?…

CYRANO (rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant)
Mon panache.
(RIDEAU)

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