ACTE IV - Scène III



Les mêmes, Cyrano.

CYRANO (sortant de sa tente, tranquille, une plume à l'oreille, un livre à la main)
Hein ?
(Silence. Au premier cadet.)
Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ?

LE CADET
J'ai quelque chose, dans les talons, qui me gêne !…

CYRANO
Et quoi donc ?

LE CADET
L'estomac !

CYRANO
Moi de même, pardi !

LE CADET
Cela doit te gêner ?

CYRANO
Non, cela me grandit.

DEUXIÈME CADET
J'ai les dents longues !

CYRANO
Tu n'en mordras que plus large.

UN TROISIÈME
Mon ventre sonne creux!

CYRANO
Nous y battrons la charge.

UN AUTRE
Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements.

CYRANO
Non, non ; ventre affamé, pas d'oreilles : tu mens !

UN AUTRE
Oh! manger quelque chose, - à l'huile !

CYRANO (le décoiffant et lui mettant son casque dans la main)
Ta salade.

UN AUTRE
Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer?

CYRANO (lui jetant le livre qu'il tient à la main)
L'Iliade.

UN AUTRE
Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas !

CYRANO
Il devrait t'envoyer du perdreau ?

LE MÊME
Pourquoi pas ?
Et du vin !

CYRANO
Richelieu, du bourgogne, if you please ?

LE MÊME
Par quelque capucin !

CYRANO
L'éminence qui grise ?

UN AUTRE
J'ai des faims d'ogre !

CYRANO
Eh ! bien !… tu croques le marmot !

LE PREMIER CADET (haussant les épaules)
Toujours le mot, la pointe !

CYRANO
Oui, la pointe, le mot !
Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause !
- Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu'on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fièvres,
Tomber la pointe au coeur en même temps qu'aux lèvres !

TOUS (cris)
J'ai faim!

CYRANO (se croisant les bras)
Ah çà ! mais vous ne pensez qu'à manger ?…
- Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger;
Du double étui de cuir tire l'un de tes fifres,
Souffle, et joue à ce tas de goinfres et de piffres
Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,
Dont chaque note est comme une petite soeur,
Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,
Ces airs dont la lenteur est celle des fumées
Que le hameau natal exhale de ses toits,
Ces airs dont la musique a l'air d'être en patois !…
(Le vieux s'assied et prépare son fifre.)
Que la flûte, aujourd'hui, guerrière qui s'afflige,
Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau,
Qu'avant d'être d'ébène, elle fut de roseau ;
Que sa chanson l'étonne, et qu'elle y reconnaisse
L'âme de sa rustique et paisible jeunesse !…
(Le vieux commence à jouer des airs languedociens.)
Écoutez, les Gascons… Ce n'est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois !
Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !…
Écoutez… C'est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Écoutez, les Gascons : c'est toute la Gascogne !
(Toutes les têtes se sont inclinées ; - tous les yeux rêvent; - et des larmes sont furtivement essuyées, avec un revers de manche, un coin de manteau.)

CARBON (à Cyrano, bas)
Mais tu les fais pleurer!

CYRANO
De nostalgie !… Un mal
Plus noble que la faim !… pas physique : moral !
J'aime que leur souffrance ait changé de viscère,
Et que ce soit leur coeur, maintenant, qui se serre !

CARBON
Tu vas les affaiblir en les attendrissant !

CYRANO (qui a fait signe au tambour d'approcher)
Laisse donc ! Les héros qu'ils portent dans leur sang
Sont vite réveillés ! Il suffit…
(Il fait un geste. Le tambour roule.)

TOUS (se levant et se précipitant sur leurs armes)
Hein ?… Quoi ?… Qu'est-ce ?

CYRANO (souriant)
Tu vois, il a suffi d'un roulement de caisse !
Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour…
Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour !

UN CADET (qui regarde au fond)
Ah! Ah ! Voici monsieur de Guiche!

TOUS (murmurant)
Hou…

CYRANO (souriant)
Murmure
Flatteur !

UN CADET
Il nous ennuie !

UN AUTRE
Avec, sur son armure,
Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !

UN AUTRE
Comme si l'on portait du linge sur du fer !

LE PREMIER
C'est bon lorsque à son cou l'on a quelque furoncle !

LE DEUXIÈME
Encore un courtisan!

UN AUTRE
Le neveu de son oncle !

CARBON
C'est un Gascon pourtant !

LE PREMIER
Un faux !… Méfiez-vous !
Parce que, les Gascons… ils doivent être fous.
Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable.

LE BRET
Il est pâle !

UN AUTRE
Il a faim… autant qu'un pauvre diable !
Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
Sa crampe d'estomac étincelle au soleil !

CYRANO (vivement)
N'ayons pas l'air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes,
Vos pipes et vos dés…
(Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, sur des escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument de longues pipes de pétun.)
Et moi, je lis Descartes.
(Il se promène de long en large et lit dans un petit livre qu'il a tiré de sa poche. - Tableau. - De Guiche entre. Tout le monde a l'air absorbé et content. Il est très pâle. Il va vers Carbon.)

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