ACTE I - Scène II



Les mêmes, Christian, Lignière, puis Ragueneau et Le Bret.

CUIGY
Lignière !

BRISSAILLE (riant)
Pas encor gris ….

LIGNIÈRE (bas à Christian)
Je vous présente ?
(Signe d'assentiment de Christian.)
Baron de Neuvillette.
(Saluts.)

LA SALLE (acclamant l'ascension du premier lustre allumé)
Ah !

CUIGY (à Brissaille, en regardant Christian)
La tête est charmante.

PREMIER MARQUIS (qui a entendu)
Peuh !…

LIGNIÈRE (présentant à Christian)
Messieurs de Cuigy, de Brissaille…

CHRISTIAN (s'inclinant)
Enchanté !…

PREMIER MARQUIS (au deuxième)
Il est assez joli, mais n'est pas ajusté
Au dernier goût.

LIGNIÈRE (à Cuigy)
Monsieur débarque de Touraine.

CHRISTIAN
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J'entre aux gardes demain, dans les Cadets.

PREMIER MARQUIS (regardant les personnes qui entrent dans les loges)
Voilà
La présidente Aubry !

LA DISTRIBUTRICE
Oranges, lait…

LES VIOLONS (s'accordant)
La… la…

CUIGY (à Christian, lui désignant la salle qui se garnit)
Du monde !

CHRISTIAN
Eh, oui, beaucoup.

PREMIER MARQUIS
Tout le bel air !
(Ils nomment les femmes à mesure qu'elles entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.)

DEUXIÈME MARQUIS
Mesdames
De Guéméné…

CUIGY
De Bois-Dauphin…

PREMIER MARQUIS
Que nous aimâmes…

BRISSAILLE
De Chavigny…

DEUXIÈME MARQUIS
Qui de nos cæurs va se jouant !

LIGNIÈRE
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.

LE JEUNE HOMME (à son père)
L'Académie est là ?

LE BOURGEOIS
Mais… j'en vois plus d'un membre;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau !

PREMIER MARQUIS
Attention ! nos précieuses prennent place.
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie…

DEUXIÈME MARQUIS (se pâmant)
Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?

PREMIER MARQUIS
Je les sais tous, marquis !

LIGNIÈRE (prenant Christian à part)
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service.
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !

CHRISTIAN (suppliant)
Non !… Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : vous me direz pour qui je meurs d'amour.

LE CHEF DES VIOLONS (frappant sur son pupitre, avec son archet)
Messieurs les violons !…
(Il lève son archet.)

LA DISTRIBUTRICE
Macarons, citronnée…
(Les violons commencent à jouer.)

CHRISTIAN
J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinée,
Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit.
Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide.
- Elle est toujours à droite, au fond : la loge vide.

LIGNIÈRE (faisant mine de sortir)
Je pars.

CHRISTIAN (le retenant encore)
Oh! non, restez!

LIGNIÈRE
Je ne peux. D'Assoucy
M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici.

LA DISTRIBUTRICE (passant devant lui avec un plateau)
Orangeade ?

LIGNIÈRE
Fi!

LA DISTRIBUTRICE
Lait ?

LIGNIÈRE
Pouah!

LA DISTRIBUTRICE
Rivesalte ?

LIGNIÈRE
Halte !
(À Christian.)
Je reste encore un peu.
Voyons ce rivesalte ?
(Il s'assied près du buffet. La distributrice lui verse du rivesalte.)

CRIS (dans le public à l'entrée d'un petit homme grassouillet et réjoui)
Ah ! Ragueneau !…

LIGNIÈRE (à Christian)
Le grand rôtisseur Ragueneau.

RAGUENEAU (costume de pâtissier endimanché, s'avançant vivement vers Lignière)
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?

LIGNIÈRE (présentant Ragueneau à Christian)
Le pâtissier des comédiens et des poètes !

RAGUENEAU (se confondant)
Trop d'honneur…

LIGNIÈRE
Taisez-vous, Mécène que vous êtes !

RAGUENEAU
Oui, ces messieurs chez moi se servent…

LIGNIÈRE
À crédit.
Poète de talent lui-même…

RAGUENEAU
Ils me l'ont dit.

LIGNIÈRE
Fou de vers !

RAGUENEAU
Il est vrai que pour une odelette…

LIGNIÈRE
Vous donnez une tarte…

RAGUENEAU
Oh ! une tartelette !

LIGNIÈRE
Brave homme, il s'en excuse ! Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?…

RAGUENEAU
Des petits pains !

LIGNIÈRE (sévèrement)
Au lait.
- Et le théâtre, vous l'aimez ?

RAGUENEAU
Je l'idolâtre.

LIGNIÈRE
Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd'hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté combien ?

RAGUENEAU
Quatre flans. Quinze choux.
(Il regarde de tous côtés.)
Monsieur de Cyrano n'est pas là ? Je m'étonne.

LIGNIÈRE
Pourquoi ?

RAGUENEAU
Montfleury joue !

LIGNIÈRE
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu'importe à Cyrano ?

RAGUENEAU
Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.

LIGNIÈRE (qui en est à son quatrième petit verre)
Eh bien ?

RAGUENEAU
Montfleury joue !

CUIGY (qui s'est rapproché de son groupe)
Il n'y peut rien.

RAGUENEAU
Oh ! oh!
Moi, je suis venu voir !

PREMIER MARQUIS
Quel est ce Cyrano ?

CUIGY
C'est un garçon versé dans les colichemardes.

DEUXIÈME MARQUIS
Noble ?

CUIGY
Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
(Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s'il cherchait quelqu'un.)
Mais son ami Le Bret peut vous dire…
(Il appelle.)
Le Bret!
(Le Bret descend vers eux.)
Vous cherchez Bergerac ?

LE BRET
Oui, je suis inquiet !…

CUIGY
N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?

LE BRET (avec tendresse)
Ah ! c'est le plus exquis des êtres sublunaires !

RAGUENEAU
Rimeur!

CUIGY
Bretteur !

BRISSAILLE
Physicien !

LE BRET
Musicien !

LIGNIÈRE
Et quel aspect hétéroclite que le sien !

RAGUENEAU
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques.
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape que par derrière, avec pompe, l'estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l'alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !… Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !…
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s'écrier : « Oh ! non, vraiment, il exagère ! »
Puis on sourit, on dit : « Il va l'enlever… » Mais
Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais.

LE BRET (hochant la tête)
Il le porte, - et pourfend quiconque le remarque !

RAGUENEAU (fièrement)
Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !

PREMIER MARQUIS (haussant les épaules)
Il ne viendra pas !

RAGUENEAU
Si !… Je parie un poulet
À la Ragueneau !

LE MARQUIS (riant)
Soit !
(Rumeurs d'admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s'assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas.)

DEUXIÈME MARQUIS (avec des petits cris)
Ah ! messieurs ! mais elle est
Épouvantablement ravissante !

PREMIER MARQUIS
Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !

DEUXIÈME MARQUIS
Et si fraîche
Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de coeur !

CHRISTIAN (lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras)
C'est elle !

LIGNIÈRE (regardant)
Ah ! c'est elle ?…

CHRISTIAN
Oui. Dites vite. J'ai peur.

LIGNIÈRE (dégustant son rivesalte à petits coups)
Magdeleine Robin, dite Roxane. - Fine.
Précieuse.

CHRISTIAN
Hélas !

LIGNIÈRE
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano, - dont on parlait…
(À ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane.)

CHRISTIAN (tressaillant)
Cet homme ?…

LIGNIÈRE (qui commence à être gris, clignant de l'oeil)
Hé ! hé !…
- Comte de Guiche. Épris d'elle. Mais marié
À la nièce d'Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte… et complaisant.
Elle n'y souscrit pas, mais de Guiche est puissant.
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D'ailleurs j'ai dévoilé sa manœuvre sournoise
Dans une chanson qui… Ho ! il doit m'en vouloir !
- La fin était méchante… Ecoutez…
(Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à chanter.)

CHRISTIAN
Non. Bonsoir.

LIGNIÈRE
Vous allez ?

CHRISTIAN
Chez monsieur de Valvert !

LIGNIÈRE
Prenez garde.
C'est lui qui vous tuera !
(Lui désignant du coin de l'oeil Roxane.)
Restez. On vous regarde.

CHRISTIAN
C'est vrai !
(Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l'air et bouche bée, se rapproche de lui.)

LIGNIÈRE
C'est moi qui pars. J'ai soif ! Et l'on m'attend
- Dans les tavernes !
(Il sort en zigzaguant.)

LE BRET (qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, d'une voix rassurée)
Pas de Cyrano.

RAGUENEAU (incrédule)
Pourtant…

LE BRET
Ah ! je veux espérer qu'il n'a pas vu l'affiche !

LA SALLE
Commencez ! Commencez !

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