ACTE II - Scène VII



Cyrano, Ragueneau, les poètes, Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, la foule, etc., puis De Guiche.

RAGUENEAU
Peut-on rentrer ?

CYRANO (sans bouger)
Oui…
(Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En même temps, à la porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume de capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevant Cyrano.)

CARBON DE CASTEL-JALOUX
Le voilà !

CYRANO (levant la tête)
Mon capitaine !…

CARBON (exultant)
Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
De mes cadets sont là !…

CYRANO (reculant)
Mais…

CARBON (voulant l'entraîner)
Viens ! on veut te voir !

CYRANO
Non !

CARBON
Ils boivent en face, à la Croix du Trahoir.

CYRANO
Je…

CARBON (remontant à la porte, et criant à la cantonade, d'une voix de tonnerre)
Le héros refuse. Il est d'humeur bourrue !

UNE VOIX (au dehors)
Ah ! Sandious !
(Tumulte au dehors, bruit d'épées et de bottes qui se rapprochent.)

CARBON (se frottant les mains)
Les voici qui traversent la rue !…

LES CADETS (entrant dans la rôtisserie)
Mille dious! - Capdedious! - Mordious ! - Pocapdedious !

RAGUENEAU (reculant épouvanté)
Messieurs, vous êtes donc tous de Gascogne !

LES CADETS
Tous !

UN CADET (à Cyrano)
Bravo!

CYRANO
Baron!

UN AUTRE (lui secouant les mains)
Vivat !

CYRANO
Baron!

TROISIÈME CADET
Que je t'embrasse !

CYRANO
Baron !…

PLUSIEURS GASCONS
Embrassons-le !

CYRANO (ne sachant auquel répondre)
Baron… baron… de grâce…

RAGUENEAU
Vous êtes tous barons, messieurs ?

LES CADETS
Tous !

RAGUENEAU
Le sont-ils ?…

PREMIER CADET
On ferait une tour rien qu'avec nos tortils !

LE BRET (entrant, et courant à Cyrano)
On te cherche ! Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchérent à ta suite…

CYRANO (épouvanté)
Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?…

LE BRET (se frottant les mains)
Si !

UN BOURGEOIS (entrant suivi d'un groupe)
Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
(Au dehors la rue s'est remplie de monde. Des chaises à porteurs, des carrosses s'arrêtent.)

LE BRET (bas, souriant, à Cyrano)
Et Roxane ?

CYRANO (vivement)
Tais-toi !

LA FOULE (criant dehors)
Cyrano !…
(Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade. Acclamations.)

RAGUENEAU (debout sur une table)
Ma boutique est envahie ! On casse tout ! C'est magnifique !

DES GENS (autour de Cyrano)
Mon ami… mon ami…

CYRANO
Je n'avais pas hier
Tant d'amis !…

LE BRET (ravi)
Le succès !

UN PETIT MARQUIS (accourant, les mains tendues)
Si tu savais, mon cher…

CYRANO
Si tu ?… Tu ?… Qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ?

UN AUTRE
Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse…

CYRANO (froidement)
Et vous d'abord, à moi,
Qui vous présentera ?

LE BRET (stupéfait)
Mais qu'as-tu donc ?

CYRANO
Tais-toi !

UN HOMME DE LETTRES (avec une écritoire)
Puis-je avoir des détails sur ?…

CYRANO
Non.

LE BRET (lui poussant le coude)
C'est Théophraste,
Renaudot ! l'inventeur de la gazette.

CYRANO
Baste!

LE BRET
Cette feuille où l'on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d'avenir !

LE POÈTE (s'avançant)
Monsieur…

CYRANO
Encor!

LE POÈTE
Je veux faire un pentacrostiche
Sur votre nom…

QUELQU'UN (s'avançant encore)
Monsieur…

CYRANO
Assez !
Mouvement. On se range. De Guiche paraît, escorté d'officiers.
Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avec Cyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient vivement à Cyrano.

CUIGY (à Cyrano)
Monsieur de Guiche!
(Murmure. Tout le monde se range.)
Vient de la part du maréchal de Gassion !

DE GUICHE (saluant Cyrano)
… Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.

LA FOULE
Bravo !…

CYRANO (s'inclinant)
Le maréchal s'y connaît en bravoure.

DE GUICHE
Il n'aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N'avaient pu lui jurer l'avoir vu.

CUIGY
De nos yeux !

LE BRET (bas à Cyrano, qui a l'air absent)
Mais…

CYRANO
Tais-toi !

LE BRET
Tu parais souffrir !

CYRANO (tressaillant et se redressant vivement)
Devant ce monde ?…
(Sa moustache se hérisse ; il poitrine.)
Moi souffrir ?… Tu vas voir !

DE GUICHE (auquel Cuigy a parlé à l'oreille)
Votre carrière abonde
De beaux exploits, déjà. - Vous servez chez ces fous
De Gascons, n'est-ce pas ?

CYRANO
Aux cadets, oui.

UN CADET (d'une voix terrible)
Chez nous !

DE GUICHE (regardant les Gascons, rangés derrière Cyrano)
Ah ! ah !… Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ?…

CARBON DE CASTEL-JALOUX
Cyrano!

CYRANO
Capitaine ?

CARBON
Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s'il vous plaît.

CYRANO (faisant deux pas vers De Guiche, et montrant les cadets)
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux;
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux.
Eil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups,
Fendant la canaille qui grogne,
Eil d'aigle, jambe de cigogne,
Ils vont, - coiffés d'un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous ! -
Eil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux;
De gloire, leur âme est ivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l'on cogne
Ils se donnent des rendez-vous…
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
Ô femme, adorable carogne,
Voici les cadets de Gascogne !
Que le vieil époux se renfrogne.
Sonnez, clairons ! chantez, coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !

DE GUICHE (nonchalamment assis dans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté)
Un poète est un luxe, aujourd'hui, qu'on se donne.
- Voulez-vous être à moi ?

CYRANO
Non, Monsieur, à personne.

DE GUICHE
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui.

LE BRET (ébloui)
Grand Dieu !

DE GUICHE
Vous avez bien rimé cinq actes, j'imagine ?

LE BRET (à l'oreille de Cyrano)
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !

DE GUICHE
Portez-les-lui.

CYRANO (tenté et un peu charmé)
Vraiment…

DE GUICHE
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers…

CYRANO (dont le visage s'est immédiatement rembruni)
Impossible, Monsieur; mon sang se coagule
En pensant qu'on y peut changer une virgule.

DE GUICHE
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher.

CYRANO
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j'ai fait un vers, et que je l'aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !

DE GUICHE
Vous êtes fier.

CYRANO
Vraiment, vous l'avez remarqué ?

UN CADET (entrant avec, enfilés à son épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées, défoncées)
Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai,
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards !…

CARBON
Des dépouilles opimes !

TOUT LE MONDE (riant)
Ah! Ah! Ah!

CUIGY
Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd'hui.

BRISSAILLE
Sait-on qui c'est ?

DE GUICHE
C'est moi.
(Les rires s'arrêtent.)
Je les avais chargés de châtier, - besogne
Qu'on ne fait pas soi-même, - un rimailleur ivrogne.
(Silence gêné.)

LE CADET (à mi-voix, à Cyrano, lui montrant les feutres)
Que faut-il qu'on en fasse ? Ils sont gras… Un salmis ?

CYRANO (prenant l'épée où ils sont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche)
Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?

DE GUICHE (se levant et d'une voix brève)
Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.
(À Cyrano, violemment.)
Vous, Monsieur !…

UNE VOIX (dans la rue, criant)
Les porteurs de monseigneur le comte
De Guiche!

DE GUICHE (qui s'est dominé, avec un sourire)
… Avez-vous lu Don Quichot ?

CYRANO
Je l'ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.

DE GUICHE
Veuillez donc méditer alors…

UN PORTEUR (paraissant au fond)
Voici la chaise.

DE GUICHE
Sur le chapitre des moulins !

CYRANO (saluant)
Chapitre treize.

DE GUICHE
Car, lorsqu'on les attaque, il arrive souvent…

CYRANO
J'attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?

DE GUICHE
Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !…

CYRANO
Ou bien dans les étoiles !
(De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Les seigneurs s'éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. La foule sort.)

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