STÉPANE STÉPANOVITCH TCHÉBOUKOF, gentilhomme campagnard, veuf ;
NATALIA STÉPANOVNA, sa fille, vingt-cinq ans ;
IVAN VASSILIÉVITCH LOMOF, autre gentilhomme campagnard, voisin des précédents, trente-cinq ans, personnage débordant de santé.
La scène se passe vers 1890, chez Tchéboukof, dans un salon.
(Lomof entre : il est en frac et ganté de blanc.)Tchéboukof (s'empressant au-devant de lui)Enfin, le voici, ce cher Ivan Vassiliévitch ! Que je suis heureux !
(Il lui serre les deux mains.) C'est ce qui s'appelle une surprise, une charmante surprise. Comment allez-vous ?
LomofPas trop mal, merci. Et vous-même ?
TchéboukofPas mal non plus, mon ange. Et sûrement, je le dois aux oraisons que vous multipliez en ma faveur. Asseyez-vous, mettez-vous à votre aise. Tout de même, ce n'est pas bien d'oublier ses voisins comme vous le faisiez, ma colombe. Mais, dites-moi, vous êtes sur votre trente et un. Habit, gants blancs… Vous allez à une réception, mon bijou ?
LomofNon ; je ne suis sorti que pour venir chez vous, inestimable Stépane Stépanovitch.
TchéboukofAlors, pourquoi diable ce frac ? Nous n'en sommes pas encore aux visites du premier de l'an.
LomofVous allez savoir de quoi il s'agit.
(Il lui saisit le bras) . Je me suis rendu ici, inestimable Stépane Stépanovitch, pour vous importuner d'une prière. À plusieurs reprises déjà, j'ai eu l'occasion de solliciter votre concours, ou plutôt de faire appel à votre obligeance, et toujours vous… en somme… pour ainsi dire… Excusez-moi, je me sens un peu agité… Il faut que j'avale un verre d'eau, inestimable Stépane Stépanovitch.
(Il boit.)Tchéboukof (à part.)Il y a de l'emprunt dans l'air. Va, va, mon petit, tu n'auras pas un kopek.
(Haut.) De quoi s'agit-il au juste, mon bel ami ?
LomofVoici, inest… Stépanovitch, pardon, Stépane Stépanovitch… Oh !… Ho ! que je suis donc agité ! N'est-ce pas que je suis effroyablement agité ?… Bref, il n'y a que vous qui puissiez m'aider en l'occurrence, bien que, je l'avoue, je n'aie rien fait pour avoir droit à avoir, je veux dire à être…
TchéboukofNe tergiversez pas de la sorte, malheureux ! Expliquez-vous une bonne fois. Allons !
LomofTout de suite. M'y voilà.
(Précipitamment.) Je suis venu vous demander la main de votre fille Natalia Stépanovna.
Tchéboukof (exultant de joie.)Ô le plus délicieux des amis, répète ce que tu as proféré là, répète-le, car je crains d'avoir mal entendu.
Lomof (gravement.)J'ai l'honneur de vous demander…
Tchéboukof (l'interrompant.)Cher, très cher, vous me voyez transporté d'aise.
(Il lui donne accolade sur accolade.) Aussi bien, il y a longtemps que je désirais cette union. Que dis-je, elle a toujours été mon rêve secret. Je vous ai toujours aimé comme un fils. Que le ciel vous accorde à tous deux… Bon ! qu'est-ce que je fais là, moi, à rester planté dans cette pièce, alors que… Ce n'est pourtant pas le moment de perdre la tête. Je cours chercher Natalia.
Lomof (le retenant.)Inestimable Stépane Stépanovitch, pensez-vous que je puisse espérer d'elle une réponse favorable ?
TchéboukofBelle question ! Natalia éconduire un gaillard de votre prestance ! Je gagerais que déjà elle raffole de vous. Patientez un instant.
(Il sort.)