ACTE I - Scène II



(Laodice, Nicomède, Attale)

Attale
Quoi ! madame, toujours un front inexorable !
Ne pourrai-je surprendre un regard favorable,
Un regard désarmé de toutes ces rigueurs,
Et tel qu'il est enfin quand il gagne les cœurs ?

Laodice
Si ce front est malpropre à m'acquérir le vôtre,
Quand j'en aurai dessein j'en saurai prendre un autre.

Attale
Vous ne l'acquerrez point, puisqu'il est tout à vous.

Laodice
Je n'ai donc pas besoin d'un visage plus doux.

Attale
Conservez-le, de grâce, après l'avoir su prendre.

Laodice
C'est un bien mal acquis que j'aime mieux vous rendre.

Attale
Vous l'estimez trop peu pour le vouloir garder.

Laodice
Je vous estime trop pour vouloir rien farder :
Votre rang et le mien ne sauraient le permettre.
Pour garder votre cœur je n'ai pas où le mettre ;
La place est occupée : et je vous l'ai tant dit,
Prince, que ce discours vous dût être interdit.
On le souffre d'abord, mais la suite importune.

Attale
Que celui qui l'occupe a de bonne fortune !
Et que serait heureux qui pourrait aujourd'hui
Disputer cette place, et l'emporter sur lui !

Nicomède
La place à l'emporter coûterait bien des têtes,
Seigneur : ce conquérant garde bien ses conquêtes ;
Et l'on ignore encor parmi ses ennemis
L'art de reprendre un fort qu'une fois il a pris.

Attale
Celui-ci toutefois peut s'attaquer de sorte
Que, tout vaillant qu'il est, il faudra qu'il en sorte.

Laodice
Vous pourriez vous méprendre.

Attale
Et si le roi le veut ?

Laodice
Le roi, juste et prudent, ne veut que ce qu'il peut.

Attale
Et que ne peut ici la grandeur souveraine ?

Laodice
Ne parlez pas si haut : s'il est roi, je suis reine ;
Et vers moi tout l'effort de son autorité
N'agit que par prière et par civilité.

Attale
Non ; mais agir ainsi, souvent c'est beaucoup dire
Aux reines comme vous qu'on voit dans son empire :
Et si ce n'est assez des prières d'un roi,
Rome, qui m'a nourri, vous parlera pour moi.

Nicomède
Rome, seigneur !

Attale
Oui, Rome. En êtes-vous en doute ?

Nicomède
Seigneur, je crains pour vous qu'un Romain vous écoute ;
Et si Rome savait de quels feux vous brûlez,
Bien loin de vous prêter l'appui dont vous parlez,
Elle s'indignerait de voir sa créature
A l'éclat de son nom faire une telle injure ;
Et vous dégraderait peut-être dès demain
Du titre glorieux de citoyen romain.
Vous l'a-t-elle donné pour mériter sa haine
En le déshonorant par l'amour d'une reine ?
Et ne savez-vous plus qu'il n'est princes ni rois
Qu'elle daigne égaler à ses moindres bourgeois ?
Pour avoir tant vécu chez ces cœurs magnanimes,
Vous en avez bientôt oublié les maximes.
Reprenez un orgueil digne d'elle et de vous ;
Remplissez mieux un nom sous qui nous tremblons tous ;
Et, sans plus l'abaisser à cette ignominie
D'idolâtrer en vain la reine d'Arménie,
Songez qu'il faut du moins, pour toucher votre cœur,
La fille d'un tribun, ou celle d'un préteur ;
Que Rome vous permet cette haute alliance,
Dont vous aurait exclu le défaut de naissance,
Si l'honneur souverain de son adoption
Ne vous autorisait à tant d'ambition.
Forcez, rompez, brisez de si honteuses chaînes ;
Aux rois qu'elle méprise abandonnez les reines,
Et concevez enfin des vœux plus élevés,
Pour mériter les biens qui vous sont réservés.

Attale
Si cet homme est à vous, imposez-lui silence,
Madame, et retenez une telle insolence.
Pour voir jusqu'à quel point elle pourrait aller,
J'ai forcé ma colère à le laisser parler ;
Mais je crains qu'elle échappe, et que, s'il continue,
Je ne m'obstine plus à tant de retenue,

Nicomède
Seigneur, si j'ai raison, qu'importe à qui je sois ?
Perd-elle de son prix pour emprunter ma voix ?
Vous-même, amour à part, je vous en fais arbitre.
Ce grand nom de Romain est un précieux titre :
Et la reine et le roi l'ont assez acheté
Pour ne se plaire pas à le voir rejeté,
Puisqu'ils se sont privés, pour ce nom d'importance,
Des charmantes douceurs d'élever votre enfance.
Dès l'âge de quatre ans ils vous ont éloigné
Jugez si c'est pour voir ce titre dédaigné,
Pour vous voir renoncer, par l'hymen d'une reine,
A la part qu'ils avaient à la grandeur romaine.
D'un si rare trésor l'un et l'autre jaloux…

Attale
Madame, encore un coup, cet homme est-il à vous ?
Et pour vous divertir est-il si nécessaire,
Que vous ne lui puissiez ordonner de se taire ?

Laodice
Puisqu'il vous a déplu vous traitant de Romain,
Je veux bien vous traiter de fils de souverain.
En cette qualité vous devez reconnaître
Qu'un prince votre aîné doit être votre maître,
Craindre de lui déplaire, et savoir que le sang
Ne vous empêche pas de différer de rang,
Lui garder le respect qu'exige sa naissance,
Et loin de lui voler son bien en son absence…

Attale
Si l'honneur d'être à vous est maintenant son bien,
Dites un mot, madame, et ce sera le mien ;
Et si l'âge à mon rang fait quelque préjudice,
Vous en corrigerez la fatale injustice :
Mais si je lui dois tant en fils de souverain,
Permettez qu'une fois je vous parle en Romain.
Sachez qu'il n'en est point que le ciel n'ait fait naître
Pour commander aux rois et pour vivre sans maître :
Sachez que mon amour est un noble projet
Pour éviter l'affront de me voir son sujet ;
Sachez…

Laodice
Je m'en doutais, seigneur, que ma couronne
Vous charmait bien du moins autant que ma personne ;
Mais, telle que je suis, et ma couronne et moi,
Tout est à cet aîné qui sera votre roi :
Et s'il était ici, peut-être en sa présence
Vous penseriez deux fois à lui faire une offense.

Attale
Que ne puis-je l'y voir ! Mon courage amoureux…

Nicomède
Faites quelques souhaits qui soient moins dangereux,
Seigneur ; s'il les savait, il pourrait bien lui-même
Venir d'un tel amour venger l'objet qu'il aime.

Attale
Insolent ! est-ce enfin le respect qui m'est dû ?

Nicomède
Je ne sais de nous deux, seigneur, qui l'a perdu.

Attale
Peux-tu bien me connaître et tenir ce langage ?

Nicomède
Je sais à qui je parle, et c'est mon avantage,
Que, n'étant point connu, prince, vous ne savez
Si je vous dois respect ou si vous m'en devez.

Attale
Ah ! madame, souffrez que ma juste colère…

Laodice
Consultez-en, seigneur, la reine votre mère ;
Elle entre.

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